Le langage chimique des champignons

Les champignons sont très répandus dans la nature et ils ont conquis presque toutes les niches écologiques. Ils sont en effet présents non seulement sur terre mais également dans des environnements marins et d’eau douce. Les champignons, comme les autres organismes, ont dû s’adapter à leur environnement au cours de l’évolution afin d’assurer leur survie.

Les champignons ont développé des capacités à faire face à leurs prédateurs et compétiteurs pour s’assurer l’accès aux nutriments mais également pour conquérir de nouvelles niches. Cette tâche fut particulièrement ardue pour ces organismes hétérotrophes (qui ne peuvent donc pas produire eux-mêmes leurs nutriments), immobiles et confrontés à de multiples interactions avec d’autres espèces. Pour ce faire, ils ont développé la faculté de produire une vaste diversité de molécules à des fins de communication, de défense, d’interaction symbiotique ou encore d’attaque. Ces composés, couramment dénommés composés sémiochimiques, constituent l’arsenal de la communication chimique des champignons. Par ailleurs, si le domaine de l’écologie chimique, science qui étudie la communication chimique entre organismes, en est encore à ses prémices et a été, jusqu’à maintenant, plus particulièrement focalisé sur l’étude des relations plantes-insectes, de plus en plus de travaux et d’outils ont permis de démontrer le rôle phare de la communication chimique chez les champignons dans leurs interactions avec d’autres organismes et ce qu’ils soient bénéfiques ou pathogènes.

Champignons : amis ou ennemis ?

Amanite phalloïde (Amanita phalloides)

Amanite phalloïde (Amanita phalloides)

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Les molécules de défense des champignons ont été les premières à être caractérisées, notamment en raison des intoxications humaines et animales qu’elles ont pu provoquer. Ces composés de défense sont généralement efficaces contre les animaux, les plantes ou d’autres champignons et présentent des propriétés toxiques, piquantes, amères, herbicides ou fongicides. C’est ainsi que les propriétés toxiques mortelles de l’amanite tueuse (Amanita phalloides) sont connues depuis l’Antiquité. La toxicité des fructifications de cette espèce est due à des octapeptides cycliques tels que l’α-amanitine, qui inhibe l’ARN polymérase II humaine. Agrippine, la femme de l’empereur romain Claude, a probablement d’ailleurs empoisonné son mari avec les fructifications de cette amanite. De nombreux autres exemples tristement célèbres illustrent la toxicité des composés fongiques de défense. C’est par exemple le cas de nombreuses et massives intoxications de volailles dues à la présence du champignon Aspergillus flavus, producteur d’aflatoxines, l’une des toxines fongiques les plus puissantes et dont le rôle écologique est pourtant de protéger son hôte végétal de l’herbivorie des insectes.

Les champignons entretiennent également une variété de relations symbiotiques avec les plantes, les insectes et d’autres micro-organismes. Ainsi, la plupart des plantes sont colonisées par des champignons microscopiques sans que pour autant elles ne développent de maladies. Ces micro-organismes, qualifiés d’endophytes, envahissent les tissus internes des végétaux vivants (feuille, tige, racine) et entretiennent une relation mutualiste avec la plante hôte. Certains de ces endophytes sont susceptibles de renforcer la tolérance des végétaux qui les hébergent à des stress environnementaux (sécheresse, forte variation de température, stress salin) et les protègent également de l’attaque d’herbivores et de champignons phytopathogènes. Ainsi, nous avons pu démontrer en laboratoire que le rôle protecteur de ces champignons vis-à-vis de leur hôte, et envers des pathogènes tiers, est médié par la production de molécules fongiques originales capables d’inhiber la croissance et l’infection des pathogènes ou encore de réguler la production des mycotoxines produites par les pathogènes.

Parasitisme et régulation de microbiote

À l’inverse, au sein des interactions entre champignons et végétaux, le parasitisme est très largement représenté et constitue une des principales contraintes pour la production agricole en France et en Europe, en particulier pour les grandes cultures (céréales, oléagineux, vigne). Les dispositions utilisées par les champignons pour infecter les plantes sont diverses. Cependant, dans la plupart des cas, l’infection de la plante par le champignon est corrélée à la production de puissantes toxines aux effets délétères pour la plante. En réaction à cette infection, la plante produit des molécules de défense constitutives ou induites de novo en réaction à l’agression. Les champignons pathogènes ont néanmoins développé des processus de détoxification des métabolites de défense des plantes, qu’ils transforment chimiquement en composés moins toxiques.

Les champignons ne vivent cependant pas seuls et de manière isolée dans les différents biotopes mais vivent au sein de communautés microbiennes, le microbiote, où ils communiquent aussi activement à l’aide d’un langage chimique. C’est ainsi que nous avons également commencé à lever le voile sur les interactions complexes entre les champignons et les bactéries naturellement hébergées à l’intérieur des tissus de macroalgues marines. Nous avons ainsi pu identifier de nouvelles molécules produites par des champignons et interférant avec les mécanismes de quorum-sensing, un type de communication cellulaire bactérienne impliquée dans la pathogénie de certaines bactéries. Ces résultats suggèrent ainsi une possible régulation de la communauté bactérienne pathogène de l’algue par les champignons.

Culture de Trichoderma virens et Botrytis cinerea

Culture de Trichoderma virens et Botrytis cinerea

© MNHN - D. Champeval
Culture de Fusarium oxysporum et Acremonium zeae

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Médiateur chimique et coopération métabolique

Les champignons sont cependant aussi capables de s’allier à des bactéries pour tirer profit de leur machinerie enzymatique. Par exemple, une véritable coopération métabolique a été démontrée entre le champignon pathogène du riz (Rhizopus microsporus) et une de ses bactéries endosymbiotiques (Burkholderia rhizoxinica) pour la production de la rhizoxine, une puissante toxine essentielle à la pathogénie du champignon. L’analyse conjointe du métabolome et du génome des deux partenaires a montré que la bactérie endosymbiotique est capable de produire le squelette principal de la toxine, mais doté d’une seule fonction époxyde alors que deux fonctions époxydes sont naturellement présentes dans la molécule. Cette deuxième fonction est en fait introduite par une enzyme du partenaire fongique, permettant de générer une molécule encore plus toxique pour les plants de riz. Cette fantastique coopération métabolique apporte également la preuve du concept de l’évolution des produits naturels dans les interactions symbiotiques.

 

Un autre exemple de relation bénéfique entre bactérie et champignon implique comme partenaire hôte la termite Macrotermes natalensis. Cette dernière cultive le champignon basidiomycète Termitomyces, capable de fournir aux termites des enzymes telles que des cellulases, qui leur permettent de dégrader la matière végétale. En retour, les termites entretiennent la culture de leur champignon, le protégeant de l’infection par des Trichoderma parasites. Les termites abritent également Bacillus, une espèce de bactéries qui produit un puissant antibiotique, le bacillaène A, inhibant les champignons antagonistes de Termitomyces.

Ces médiateurs chimiques produits par les champignons, comme par les autres micro-organismes, résultent de la succession de réactions enzymatiques à partir de précurseurs chimiques très simples. L’accès croissant à des génomes entiers de champignons, associé aux progrès des analyses bio-informatiques, a clairement mis en évidence que le nombre de gènes impliqués dans la production des composés signaux était beaucoup plus grand que celui initialement prédit à partir des métabolites identifiés. En effet, un grand nombre de ces gènes sont dits « cryptiques » ou « silencieux », et ne s’expriment pas en conditions de laboratoire mais sous le contrôle de stimuli environnementaux tels que le pH, la température, la lumière, la formation de biofilms et également la communication entre micro-organismes. Il a ainsi été démontré que l’interaction physique entre le champignon Aspergillus nidulans et la bactérie du sol Streptomyces rapamycinicus engendrait l’activation d’un gène fongique normalement « silencieux » permettant la biosynthèse de composés dérivés de l’acide orsellinique et dont les rôles écologiques restent à déterminer.

Culture de Trametes versicolor

Culture de Trametes versicolor

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Culture de Podospora anserina

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Décryptage des interactions fongiques

Les nombreux exemples de communication chimique des champignons cités dans ce chapitre attestent de leur présence généralisée dans de nombreux écosystèmes et de leur impact fondamental, notamment au niveau des processus environnementaux. En revanche, la caractérisation précise du rôle écologique de nombreux composés dans un biotope donné reste souvent inconnue, notamment en raison de contraintes technologiques limitant leur détection et leur caractérisation in situ. L’avènement de nouvelles techniques spectroscopiques (résonance magnétique nucléaire à hauts champs, spectrométrie de masse), analytiques (métabolomique) et génomiques associées à l’essor de l’imagerie in situ et des méthodes globales d’étude du microbiote devrait permettre de mieux traquer ces médiateurs souvent produits en très faible quantité, dans des conditions spécifiques et sujettes à de nombreuses variations. Le décryptage des interactions fongiques à tous les niveaux du continuum biomoléculaire (du gène à la molécule) apparaît donc comme un prérequis pour pouvoir mieux appréhender ces interactions d’un point de vue fondamental mais également pour mieux les contrôler et les valoriser.

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Molécules naturelles produites par des champignons

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© MNHN - S. Prado

Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022. 

La Terre, le vivant, les humains

  • Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
  • 2022
  • Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
  • 196 × 249 mm
  • 420 pages
  • 45 €

Autrice

Soizic Prado

Professeure au Muséum national d'Histoire naturelle et responsable de l'équipe Chimie des Produits Naturels Fongiques et Bactériens (Molécules de Communication et Adaptation des Micro-organismes, UMR 7245)

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