« L’océan, creuset du vivant »

En 1994, l’ouverture de la Grande Galerie de l’Évolution offrait un espace inédit dédié à l’évolution, la biodiversité et aux relations de l’Homme avec son environnement. 30 ans après, quelle est désormais notre vision de notre planète ? Et quelles sont nos connaissances de sa biodiversité ? Des chercheurs du Muséum font le point.

Sylvie Dufour, biologiste, physiologiste, spécialiste des organismes aquatiques, chargée de mission mer au Muséum, nous plonge dans les richesses océaniques.

Portrait de Sylvie Dufour © MNHN - J.-C. Domenech

Sylvie Dufour, biologiste, physiologiste, spécialiste des organismes aquatiques, chargée de mission mer au Muséum national d'Histoire naturelle

© MNHN - J.-C. Domenech

Quels sont les liens entre la physiologie et le fonctionnement des écosystèmes océaniques ?

Au début de ma carrière de biologiste spécialisée en physiologie comparée, j’ai commencé à travailler sur les anguilles. Ces poissons présentent un cycle biologique extraordinaire et des particularités hormonales encore peu comprises : ils ne deviennent pubères que s’ils migrent. Ces recherches m’ont amenée à m’intéresser à la biologie évolutive pour l’étude de l’origine et l’évolution des systèmes de régulation neuro-hormonaux ainsi qu’à la biologie environnementale, ou écophysiologie, c’est-à-dire l’analyse des interactions entre un être et son environnement. Par cette double approche, je tente d’appréhender l’impact des facteurs environnementaux sur les processus biologiques.

Mes travaux dans le cadre de collaborations nationales et internationales portent sur une variété de modèles marins, tels que coraux, mollusques, crustacés, poissons. Ces organismes marins présentent un grand intérêt, car la vie a démarré puis s’est diversifiée dans l’océan. Les espèces marines actuelles sont les témoins de l’histoire biologique et environnementale et l’océan abrite des espèces et des groupes taxonomiques uniques qui n’existent pas ailleurs sur notre planète. Qu’ils soient singuliers ou non, ces organismes marins constituent des modèles de choix pour l’étude de l’évolution et l’adaptation des processus biologiques.

De quelle façon l’intérêt pour ce milieu et sa compréhension ont-ils changé depuis 30 ans ?

L’intérêt pour la compréhension de l’origine et l’évolution de la vie s’est renforcé au fil des années, alimenté par des changements d’approches scientifiques et l’amélioration considérable des outils de recherche. Le séquençage génomique a ainsi permis de dépasser des blocages méthodologiques. Ces avancées techniques facilitent et accélèrent l’accès aux données et élargissent les champs d’études sur une grande diversité d’espèces.

Aujourd’hui, de nouveaux génomes sont régulièrement identifiés et décrits et toutes ces informations sont partagées grâce à une science internationale très ouverte. Avec mes collègues, nous reconstituons des arbres phylogénétiques de système hormonaux depuis les coraux jusqu’à nous, les humains. Pour reconstruire cela, il est fabuleux de disposer d’un nombre incroyable de génomes.

Plus spécifiquement, au-delà de la connaissance fondamentale, décrypter le fonctionnement de l’océan et sa biodiversité est devenu capital pour comprendre l’impact sur ce milieu des actions des sociétés humaines, et notamment les conséquences du réchauffement climatique. Car l’océan joue un rôle primordial dans le maintien des équilibres favorables à la vie, en particulier en régulant la température de notre atmosphère. Il a déjà capté plus de 90 % de l’excès de chaleur dû aux émissions de gaz à effet de serre depuis l’ère industrielle et a absorbé directement plus de 30 % de l’excès de CO2. Mais ce rôle de l’océan dans le climat, qui nous a protégé jusqu’à présent en limitant le réchauffement de l’atmosphère, a des conséquences énormes sur l’océan lui-même, comme le réchauffement des eaux et la montée du niveau de la mer (du fait de la dilatation de l’eau et de la fonte des glaces), ainsi que sur la biodiversité qu’il abrite.

Quels sont les impacts des activités humaines sur l’océan ?

Les menaces sont principalement liées à trois facteurs : le changement climatique, les pollutions et la surexploitation, qui provoquent une raréfaction ou une disparition de certaines espèces et déséquilibrent les écosystèmes.

Seuls les oiseaux et les mammifères ont la capacité de réguler leur température. Toutes les espèces marines, le plancton, les mollusques, les poissons, etc. sont donc directement affectées par les hausses de température, depuis leur fonctionnement cellulaire jusqu’à leur cycle de vie. Cela peut entraîner la mort, comme pour les coraux qui blanchissent (du fait de la perte de leurs microalgues symbiotiques) sous l’effet de l’élévation de la température et meurent. Plus de 30 % de la Grande Barrière de corail d’Australie a déjà été détruite. Or, outre leur intérêt propre, les coraux constituent les lieux de vie, de ponte et de nourrissage d’un grand nombre d’organismes, dont de multiples poissons tropicaux et protègent aussi les littoraux des fortes vagues ou même des tsunamis.

L’élévation de la température peut perturber le développement, la physiologie ou les cycles de reproduction qui se déclenchent pour certaines espèces en fonction des saisons et donc en partie selon la température. En réaction, on observe des migrations plus ou moins rapides d’espèces marines, du plancton aux poissons, vers des régions plus froides (des tropiques vers le nord ou vers des eaux plus profondes). À moyen et long terme, certains ne parviennent plus à s’adapter ou à trouver de milieu favorable et s’éteignent. Les réseaux trophiques, c’est-à-dire les chaînes d’alimentation, sont perturbés. Ces migrations privent déjà des populations humaines d’un apport alimentaire et économique, et d’un patrimoine culturel, en particulier dans les pays tropicaux.

La surexploitation des ressources par une pêche excessive provoque également des effets très délétères. La quasi disparition de la morue dans le nord-est de l’Atlantique en offre une illustration dramatique. Cette pêche paraissait inépuisable et a perduré plusieurs siècles. Puis l’industrialisation de la pêche avec la multiplication des gros chalutiers après la Seconde Guerre mondiale a fait chuter tous les stocks, jusqu’à un point de non-retour. Lorsque l’espèce est diminuée à un degré extrême, tout le fonctionnement des écosystèmes est perturbé.

La surexploitation, qu’elle soit légale sous forme de pêche industrielle ou illégale avec le braconnage, ne produit ni emploi ni conservation du patrimoine culturel lié à la pêche et conduit inévitablement à la raréfaction voire l’anéantissement des stocks.

L’exploitation des ressources détruit également les habitats. Par certains engins de pêches, mais aussi avec l’artificialisation des côtes et les constructions telles que les marinas. Une nouvelle menace pèse en outre sur les grands fonds avec les perspectives d’extraction minière des nodules polymétalliques qui reposent sur les fonds marins ou l’exploitation des cheminées hydrothermales profondes. Loin d’être inhabités, les abysses abritent une biodiversité unique et stupéfiante, qui risque d’être détruite alors qu’on commence à peine de la découvrir.

La pollution, enfin, est un autre grand fléau qui met en péril l’océan. Celle provoquée en mer par les accidents pétroliers comme celle due à tous les déchets et contaminants produits sur les continents et qui aboutissent dans l’océan après avoir été charriés par les rivières et les estuaires. L’océan est le déversoir final de toutes nos pollutions.

Cela concerne bien évidemment le plastique dont les plus gros vestiges empêchent directement la respiration ou la digestion des animaux tels que les baleines ou les tortues marines qui les ingèrent. Mais, cela ne touche pas que ces animaux emblématiques. Sous forme de microparticules, le plastique se retrouve dans tous les organismes marins, où il libère des composés toxiques.

Tous les contaminants industriels, agricoles (pesticides, herbicides…), domestiques, pharmaceutiques sont aussi en cause. Or une majorité de ces polluants sont des perturbateurs endocriniens, c’est-à-dire qu’ils interfèrent avec les systèmes hormonaux. Ces perturbations, observées chez l’espèce humaine avec des impacts sur la fertilité, le développement ou la survenue de cancers, s’exercent également sur l’ensemble de la biodiversité marine, comme le montrent nos études sur l’origine et l’évolution des systèmes neuro-hormonaux. Enfin, plus méconnue, la pollution lumineuse et sonore, côtière ou hauturière, liée à l’urbanisation des littoraux, aux passages des navires, aux plateformes marines et autres activités maritimes entrave la physiologie des organismes et le bon fonctionnement des écosystèmes marins.

Des citoyens, des ONG se mobilisent, des traités de protection sont signés. Cela va-t-il dans le bon sens ?

Les avancées en matière de protection sont essentielles. Nous assistons à une prise de conscience importante qui débouche sur des décisions très utiles comme le classement d’aires marines protégées, ou la proposition lancée à Nairobi en 2023 d’un projet de traité international contre la pollution plastique. La prise en compte de l’effet des polluants sur l’environnement et la santé humaine conduit également à une approche plus globale de ces questions avec le développement du concept « One Health », associant santé de la nature et santé des humains.

En cela, l’océan nous rappelle que nous sommes tous liés. Ses eaux baignent tous les continents et il régule le climat planétaire. Nous en dépendons tous et en sommes tous responsables. Cela dit, les pays dits « du Nord » ont une responsabilité accrue, car ce sont les plus gros émetteurs de pollution et de gaz à effet de serre, sans en être les premières victimes qui sont surtout les petites îles et les pays « du Sud ». Nous avons un devoir d’exemplarité et de solidarité dans la quête de solutions pour freiner la surexploitation, la pollution et le réchauffement. Il s’agit d’une question de justice environnementale et de justice sociale, intergénérationnelle et internationale.

Le problème, c’est qu’en parallèle de certaines avancées, nous assistons à des décisions contradictoires comme l’autorisation de poursuivre l’usage de produits phytosanitaires délétères pour l’espèce humaine et toute la biodiversité, en particulier marine puisque tous ces produits se déversent dans l’océan.

De même, la protection maritime doit être véritablement appliquée. En matière de pêche encore, dérogations et achats de quotas permettent trop souvent de contourner les limites souhaitables et de promouvoir la pêche industrielle au détriment de la pêche locale, artisanale. Ainsi, si l’on peut se réjouir que le traité international BBNJ signé en 2023 renforce la protection de la biodiversité en haute mer et garantit un partage équitable des ressources génétiques et des applications qui en résulteraient, on peut déplorer qu’il ne s’applique pas la pêche et laisse aussi de côté la question des fonds marins. De ce point de vue, on peut saluer la décision du gouvernement français d’interdire l’exploitation minière des fonds marins dans la ZEE de la France (Zone Economique Exclusive qui, du fait des territoires ultra-marins, est la 2e plus importante au monde après celle des USA), et de promouvoir un moratoire pour l’exploitation minière dans les zones internationales.

Finalement, nous sommes tous concernés par les solutions à mettre en œuvre alors qu’il y a urgence à s’impliquer et à agir. Si nous ne faisons rien pour contenir le réchauffement climatique, le niveau des océans va continuer de monter inexorablement.

Nous devons trouver des solutions adaptées et le faire de façon responsable. Non pas en se reposant sur de potentielles « hypertechnologies » pour capter le CO2, ni en se lançant dans une fuite en avant telle que l’exploitation minière des grands fonds, mais au contraire en visant à diminuer nos émissions et pollutions, à modérer nos consommations et réduire l’impact industriel. Il faut opérer un changement de paradigme. Cela va être difficile à court terme pour certaines professions, mais à long terme ce sera bénéfique pour tous. S’engager dans la pêche à taille humaine, par exemple, associe maintien du patrimoine culturel maritime, qualité de vie des marins pêcheurs, préservation de la qualité nutritionnelle et gastronomique des produits et évite la surexploitation et disparition des ressources.

Pour cela, il faut aussi mettre la mer à la portée de tous, pour la connaître, l’apprécier, s’en émerveiller. Sans développer un tourisme à outrance, il est important de promouvoir la connaissance du milieu marin et d’en partager les bienfaits. Chacun dans sa vie devrait pouvoir se retrouver face à l’océan.

Entretien avec

Sylvie Dufour © MNHN - J.-C. Domenech

Sylvie Dufour

Sylvie Dufour, biologiste, physiologiste, spécialiste des organismes aquatiques, chargée de mission mer au Muséum national d'Histoire naturelle

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