Naissance de la pêche hauturière, premières surexploitations
Les progrès techniques et méthodologiques accomplis ces dernières années en matière d’archéozoologie ont ouvert de nouvelles voies de recherches concernant les pêches du lointain passé. L’étude de l’os animal permet de déterminer non seulement l’espèce ou la taille du spécimen, mais aussi les zones de pêche exploitées lors de sa capture, perspective offerte désormais par la biogéochimie isotopique.
L’activité de pêche, en particulier l’approvisionnement en poissons marins, n’a jamais cessé depuis l’Antiquité. Les produits marins étaient alors recherchés et faisaient l’objet d’une très importante production de denrées variées, que relayait un commerce de grande envergure autour de la Méditerranée. L’activité halieutique antique était ainsi suffisamment dynamique pour entretenir des échanges de proximité concernant le poisson frais (tant marin que d’eau douce) et un commerce à plus longue distance, centré sur les denrées de conserve, alimentant un négoce à moyenne et à grande échelle. Une diversification des modes et des lieux de production se constate également au cours de la période romaine, encouragée notamment par la production locale du fameux garum (condiment à base de poissons fermentés), qui se développe jusque dans les régions septentrionales de l’Empire.
Produits locaux et « circuits courts » au début du Moyen Âge

Dans un ouvrage sur les mœurs des peuples du Nord, le Suédois Olaus Magnus décrit une étonnante technique de pêche en mer. Un feu est allumé sur le bateau pour attirer les poissons à la surface qui sont alors harponnés. (« De piscatione per flammas », dans Historia de gentibus septentrionalibus…, par Olaus Magnus,Rome, chez Giovanni Maria Viotti, 1555, gravure sur bois, Muséum national d’Histoire naturelle, 4 RES 499)
© MNHNLa consommation de produits marins, aussi importante soit-elle durant l’Antiquité, se réduit très nettement au début du Moyen Âge. La faible quantité de restes de poissons retrouvés dans les contextes archéologiques des régions septentrionales de la France est en elle-même porteuse de sens : les ressources aquatiques en général restent une denrée très secondaire. Par conséquent, à l’exception de certaines occupations côtières, le poisson marin est extrêmement rare sur les sites mérovingiens, entre le Ve et le VIIIe siècle de notre ère. De même, le cortège des espèces consommées demeure étroitement tributaire du peuplement des eaux environnantes : le prélèvement s’oriente d’abord sur les poissons d’eau douce et les migrateurs disponibles aux abords des sites concernés.
Certains auteurs suggèrent que les dangers de la navigation en haute mer, combinés à une absence de technique fiable de conservation, cantonnent le commerce des produits marins aux régions littorales durant le début du Moyen Âge.
En revanche, le littoral de la Manche et de la mer du Nord à l’époque carolingienne, entre les VIIIe et Xe siècles, va connaître une intense navigation commerciale, prélude à un renouveau des activités halieutiques. La découverte de restes osseux de poissons marins, en particulier de gadidés (morues, églefins), sur les sites archéologiques côtiers flamands du nord de la France en témoigne. La nature des dépôts est particulièrement intéressante car ces derniers s’apparentent à des rejets de préparation de poisson pour la conserve. Il se dégage effectivement un faisceau d’arguments à l’appui de cette hypothèse, comme la quasi-absence des vertèbres mais surtout l’abondance des restes crâniens et appendiculaires. Ces os de la tête sont parfois même retrouvés dans le niveau archéologique encore solidarisés entre eux avec des portions d’écailles en place ou encore des éléments de nageoires partiellement ou totalement complets. La morue et l’églefin, identifiés en nombre sur les sites concernés et se prêtant particulièrement bien à la confection de conserves, sont désignés en 1143, dans une charte du comte de Flandre Thierry d’Alsace, sous l’appellation générique « piscis pendiculus ». Bien que tardive, cette mention revêt une certaine importance car la pratique consistant à suspendre les poissons pour les faire sécher (le fameux stockfish) fait écho à la nature des dépôts osseux de poissons découverts.
Les données archéozoologiques indiquent que la pêche des gadidés est particulièrement intensive, vers l’an mille, dans le bassin de la mer du Nord. De même, selon les données historiques, les actes les plus anciens se rapportant à la pêche de la morue remontent au IXe siècle. Ils viennent d’être confirmés par l’analyse de l’ADN ancien conservé dans les os de morue de divers sites vikings et médiévaux d’Europe du Nord-Ouest. Ils confirment que cette pêche était active sur les côtes de la Norvège et attestent qu’elle se faisait exclusivement à la ligne. Cette période d’activité halieutique plus soutenue, baptisée Fish event par les historiens anglo-saxons et considérée comme le point d’origine de la pêche intensive dans les mers septentrionales d’Europe occidentale, semble donc confortée par les découvertes archéologiques récentes dans la plaine maritime flamande. Un véritable commerce paneuropéen se met alors en place.
Idées reçues sur la pêche durable
Autres ressources : poissons plats et harengs
Certaines catégories de poissons font évidemment l’objet d’une prédation accrue, en particulier les espèces les plus facilement accessibles, inféodées aux zones littorales. La pêche côtière et d’estuaire contribue alors largement à l’exploitation, parfois intensive, du littoral médiéval. Ainsi, la diminution de la taille des carrelets est probablement à mettre en relation avec la forte demande en poisson qui caractérise des périodes de surpêche (ce mot est déjà d’actualité), ne laissant pas le temps nécessaire aux stocks de se renouveler de manière convenable. L’augmentation presque continue des quantités de pleuronectidés (carrelets, flets, limandes) sur les marchés, du XIIe siècle à la première moitié du XIVe siècle, s’accompagne en effet d’une disparition des grands gabarits. En revanche, après l’épidémie de peste du XIVe siècle, on observe une baisse très nette de l’activité halieutique, en relation probable avec le recul démographique.
D’autres espèces de poissons marins font l’objet d’un négoce interrégional, notamment le hareng, dont on retrouve les restes dès le vie siècle sur des sites assez éloignés de la mer, comme Reims ou certains sites ruraux de l’Oise. Vers le XIe siècle, ce négoce est attesté un peu partout dans les cités importantes. Mais c’est après le XIIe siècle que l’on observe de fortes concentrations de restes de hareng sur tous les sites archéologiques des régions du nord de la France. Cet accroissement est d’abord le reflet d’une démographie humaine en forte hausse. La régularité du phénomène enregistré incite également à penser que les progrès du hareng sur le marché trouvent aussi une origine dans l’expansion de la pêche hauturière. En effet, durant le bas Moyen Âge et le XVIe siècle, les puissances européennes revendiquent déjà la primauté de leur droit de pêche sur de vastes zones, à l’instar de Venise (sur l’Adriatique), de l’Angleterre (sur la mer du Nord, la Manche et une partie de l’Atlantique), de l’Espagne (sur le Pacifique) ou encore du Portugal (sur une partie de l’océan Atlantique et l’océan Indien).
Les poissons existent-ils vraiment ?
Puis les pêcheurs prennent le large
Ces pêches maritimes lointaines s’inscrivent dans le sillage des voyages de découvertes promus par les pays européens à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle. On ramène des quantités importantes de gadidés des eaux poissonneuses d’Islande, puis des alentours du Spitzberg et du Groenland. Navires et pilotes français (bretons dans les premiers temps) se lancent vers Terre-Neuve. Dès lors, on ne s’étonnera pas de relever, dans les échantillons osseux datés du XVIe siècle de certains sites archéologiques des côtes atlantiques, la présence d’ossements de gadidés des mers froides (morue, églefin et grande lingue), comme l’ont prouvé des découvertes récentes dans le port de La Rochelle. Au cours de la période moderne, l’intensification de la grande pêche hauturière spécialisée, alimentant un marché étendu à l’échelle européenne, est corrélée, au moins pour la première moitié du XVIe siècle, à une nouvelle période de reprise démographique, de croissance des échanges et de la consommation. Dans son Histoire de la pêche française de la morue dans l’Amérique septentrionale (1962), Charles Julliot de La Morandière dénombre ainsi, entre le XVIe siècle et la Révolution, pas moins de six ports d’armement pour la Flandre et la Picardie, près de trente pour la Normandie, trente-sept pour la Bretagne, une vingtaine pour la Charente et le Sud-Ouest et un en Provence. La pêche lointaine ramène alors des morues d’une taille impressionnante : certains spécimens atteignent près de deux mètres, soit des gabarits depuis longtemps disparus des bords de la Manche.
Vers des tailles plus modestes
Bien qu’ultérieurement, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les gabarits soient moins remarquables, des indices ostéoarchéologiques permettent d’identifier certaines méthodes de découpe spécifiques ou la récurrence de pièces anatomiques particulières. C’est le cas, notamment, des restes retrouvés dans les dépotoirs du camp d’entraînement des troupes de Louis XIV à Saint-Germain-en Laye (1669), au fort Saint-Sébastien. La nature des vestiges témoigne clairement de la présence de poissons apprêtés pour la conserve. Les éléments osseux identifiés correspondent uniquement aux dernières vertèbres caudales et au cléithrum (pièce osseuse de la ceinture située vers la base de la nageoire pectorale et s’étendant jusqu’au crâne). La présence des dernières vertèbres caudales plaide en faveur d’une préparation exclusive de morues dites rondes ou vertes, par opposition à la préparation de morues dites plates ou à l’anglaise, cette préparation impliquant l’extraction du rachis. L’origine terre-neuvienne de ces poissons a été vérifiée par les analyses isotopiques dans le cadre du programme CollaPoisson initié par le Muséum. Ces résultats viennent confirmer la place importante de la morue américaine dans la consommation du royaume de France et le dynamisme de cette activité, qui déclenche chaque année, à partir de février à mars, un ample mouvement des flottes morutières vers les bancs de Terre-Neuve. Cette activité halieutique frénétique est cependant encore limitée par des techniques de pêche à la ligne se soldant par des prises moins importantes et mieux ciblées. Ces pratiques précèdent donc l’effondrement des stocks de morues causé, à partir des années 1950, par l’utilisation des nouvelles technologies et qui a justifié le moratoire imposé par le gouvernement canadien le 2 juillet 1992.
Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains, MNHN/La Découverte
Auteur

Benoît Clavel
Archéozoologue, chargé de recherche dans l'unité Bioarch (UMR 7209) au Muséum national d'Histoire naturelle et au CNRS

La Terre, le vivant, les humains
La Terre, le vivant, les humains
- Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
- 2022
- Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
- 196 × 249 mm
- 420 pages
- 45 €

