« Reprendre contact avec la nature »

En 1994, l’ouverture de la Grande Galerie de l’Évolution offrait un espace inédit dédié à l’évolution, la biodiversité et aux relations de l’Homme avec son environnement. 30 ans après, quelle est désormais notre vision de notre planète ? Et quelles sont nos connaissances de sa biodiversité ? Des chercheurs du Muséum font le point.

Anne-Caroline Prévot, écologue et directrice de recherche CNRS au Centre d’Écologie et des Sciences de la Conservation au Muséum national d’Histoire naturelle, nous invite à reconsidérer nos relations avec la nature.

Anne-Caroline Prevot, écologue et directrice de recherche CNRS au Centre d’Écologie et des Sciences de la Conservation au Muséum national d’Histoire naturelle

© MNHN - J.-C. Domenech

Écologue, vous vous réclamez également de la psychologie de la conservation. De quoi s’agit-il ?

L’écologie scientifique tente de comprendre les relations entre les organismes — surtout non humains —, au sein des espèces, entre espèces, avec les milieux de vie, etc. Ce volet, dit d’écologie fonctionnelle, est complété par l’écologie évolutive qui, en plus d’examiner comment tout cela interagit, cherche à savoir pourquoi c’est comme ça, au regard des théories de l’évolution : nous partons du principe que ce que nous observons aujourd’hui est le résultat d’une longue histoire évolutive que nous essayons d’appréhender.

Au fil de mon parcours, je me suis d’abord intéressée à la biologie de la conservation, née dans les années 1980 comme une discipline de crise. Face à la crise de la biodiversité, des biologistes écologues tentent de proposer des pistes pour créer un environnement durable pour l’ensemble du vivant. La biologie de la conservation pose comme principe structurant que la crise de la biodiversité est liée aux activités humaines. Du coup, elle prend en compte les individus et les sociétés humaines, mais en tant que force générale, sans détailler leur fonctionnement propre.

Cette discipline se revendique par ailleurs comme une science impliquée qui s’empare des sujets sociétaux. Je me reconnais totalement dans cette démarche et c’est dans son prolongement que j’ai découvert la psychologie de la conservation qui essaie d’employer les outils de la psychologie — cherchant à comprendre les comportements humains — au service des crises environnementales.

Quels changements apportent ces approches ?

La biologie de la conservation replace l’humain dans le vivant, en relation avec le reste du vivant ; mais en rappelant que la nature (le reste du vivant), quant à elle, est indépendante des humains. Elle n’a pas besoin de nous. Au contraire, une biodiversité en bonne santé est une biodiversité qui n’est pas entièrement contrôlée par l’humain. Il faut donc se mettre à l’écoute de ce vivant autonome, imprévisible, mais dont nous sommes dépendants, ne serait-ce qu’en tant qu’espèce vivante. Or, ce n’est pas si facile à accepter.

La psychologie de la conservation s’intéresse aussi aux relations entre humains et nature en se focalisant sur les individus humains, ce qui n’est pas dans la tradition de l'écologie. Par ailleurs, elle s’est positionnée d’emblée comme une pratique interdisciplinaire pour dépasser le seul champ de la psychologie, centrée sur l’individu. La psychologie de la conservation fait appel à des écologues, à d’autres sciences sociales telles que la sociologie, les sciences politiques, etc., ainsi qu’à des experts de différents métiers. De cette façon, on ouvre différentes « boîtes noires », celles de l’humain et des non-humains, et cela aide à diversifier les points de vue et déployer de nouvelles approches.

Par exemple, contrairement à une idée encore très répandue, il ne suffit pas d’apprendre à connaître le fonctionnement de la biodiversité ou à reconnaître une espèce pour adopter des comportements qui les protègent. La psychologie nous rappelle en effet que la décision d’agir est multifactorielle, avec à la fois des facteurs individuels (histoire personnelle, connaissances, valeurs, mais aussi humeur, fatigue…) et collectifs de normes, entre ce qui est permis ou ce que l’on perçoit comme autorisé (quel est mon modèle, est-ce bien vu ou non de s’intéresser à la nature, est-elle perçue socialement comme positive, dangereuse, sale…). 

 Comment la biologie et la psychologie de la conservation peuvent-elles aider à préserver la biodiversité ?

La psychologie de la conservation, qui cherche à comprendre les relations individuelles à l’environnement, peut proposer des pistes de changements. Car l’état de la biodiversité impose une transformation profonde de nos modèles de sociétés occidentaux. Ce constat partagé par les scientifiques depuis longtemps est connu, admis, et publicisé dans les instances internationales.

Dès 2019, le rapport posé par l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) le stipulait très clairement. Il actait la réalité de la crise de la biodiversité, c’est-à-dire la diminution du nombre d’espèces et d’individus de toutes les espèces vivant sur Terre. Il soulignait déjà le fait qu’il s’agit d’un processus de dégradation qui ne cesse de s’accélérer, que les activités humaines sont responsables de cette situation, et concluait qu’aucun des objectifs de durabilité votés par l’Onu pour 2030 et 2050 ne serait atteint sans des changements profonds de nos modèles de sociétés économiques, technologiques, sociaux et politiques, y compris un changement de paradigme et de vision du monde !

À mon sens, connaître notre relation à la nature permet à chacun et chacune de se positionner par rapport à son environnement de vie et de poser ainsi des marges d’évolution. Car le rapport de l’IPBES montrait également que des évolutions sont possibles en présentant des exemples, locaux, partout sur la planète, y compris parmi des groupes d’humains en sociétés occidentales. Je peux prendre pour illustration des initiatives d’agroécologie, de gestion de pêche durable, l’accès à une production et une consommation durable, ou encore de nouveaux modes de gestion des espaces verts urbains et de leurs accès.

Cela vous a amené à travailler sur « l’expérience de nature ». Expliquez-nous.

En explorant les facteurs qui régissent notre comportement face à la nature, je me suis intéressée à la notion d’expérience de nature qui a été proposée par le naturaliste Robert Pyle. Selon lui, l’une des raisons à la crise de la biodiversité tient à notre éloignement de la nature, la diminution d’une « intimité avec le monde vivant »1 qui disparaît de notre quotidien en raison de la dégradation de la biodiversité (les individus et les espèces se raréfient) et de l’urbanisation qui chasse la nature de nos espaces de vie. Comme nous n’entretenons plus de relations avec la nature, nous perdons de l’intérêt pour elle.

Avec mon équipe, nous avons donc analysé les représentations de nature à travers des œuvres de fiction populaires, films et dessins animés, depuis les années 1950 et nous avons constaté une diminution en quantité et en complexité des paysages de nature présentés2, 3. Comme les artistes vivent dans les mêmes environnements que nous, l’image qu’ils en renvoient corrobore l’hypothèse de l’extinction d’expérience. Cela pose en outre la question de l’impact de cette nature dégradée, moins complexe, présentée aux personnes qui reçoivent ces œuvres.

Il y a en effet beaucoup de façons d’entrer en contact, ou en expérience, avec la nature et le vivant : par un contact direct dans des espaces variés, mais parfois de manière détournée ou « vicariante » comme l’a proposé le psychologue Stephen Kellert, entre autres par des livres, des jeux vidéo ou des films, qu’ils soient de fiction ou documentaires.

Dans les pays occidentaux, enfants et adultes passent de moins en moins de temps dans des espaces de nature. Or l’expérience directe avec la nature est fondamentale, notamment pour les enfants, qui peuvent augmenter en compétences, en confiance en eux, en connaissances… Mais à travers mes recherches et les travaux avec mes étudiants, j’ai aussi constaté les expériences vicariantes étaient importantes pour certaines personnes et dans certaines conditions. Par exemple, des amateurs de jeu vidéo peuvent se détendre d’une journée de travail en allant jouer dans des régions de l’univers du jeu comportant des décors réalistes de nature.4 La question est donc de savoir, d’une part, si le contact virtuel avec la nature peut suffire (et pourquoi) et, d’autre part, quelle image et quelle relation avec la nature cela construit.

Ces études nous montrent que le rapport à la nature diffère selon les personnes et selon les attentes : certaines personnes n’aiment pas ça ou en ont peur ; certaines ont besoin de son contact pour leur bien-être physique ou psychologique, d’autres pas. Certaines personnes souffrent de la destruction de la biodiversité, d’autres en sont inconscientes ou s’en moquent. La réflexion sur le type de nature à préserver ou encourager est donc une question politique à travailler ensemble, à différents niveaux, et selon les objectifs collectifs que l’on se fixe. Par exemple, si le but est la recherche d’un bien-être psychique, il faut peut-être éviter les espaces ensauvagés qui peuvent faire peur. Par contre, dans une démarche de restauration de la biodiversité, on s’abstiendra de tondre trop fréquemment les espaces enherbés. 

Cette approche permet de ne pas opposer les différents types de gestion de la nature. Elle encourage des approches mixtes entre groupes sociaux et à échelles différentes, entre utilisateurs, sachants et gestionnaires, pour proposer une diversité d’expériences possibles.

Mais pour élaborer des solutions communes, il me semble nécessaire d’abord que chacun et chacune (y compris les décideurs) retrouve une expérience de nature. Remettre de la nature dans nos imaginaires pour lui redonner une place dans notre quotidien, à travers les représentations virtuelles, fictionnelles, artistiques ou documentaires, mais aussi en passant du temps au contact de la nature. J’invite tout le monde à aller cinq minutes par jour dehors à observer la nature. Cela peut ne rien changer, ou au contraire être un déclic vers autre chose. En effet, quand nous aurons décidé, chacun et chacune à son échelle, quelle place donner à la nature et quelle place on se donne dedans, j’ai l’intuition que cela modifiera nos rapports de force entre nous humains, à propos de la nature et à propos de tout le reste.

  • 1Pyle, R. M. 1993. The extinction of experience. In The Thunder Tree. Lessons from an Urban Wildland, pp. 130 41. Corvallis: Oregon State University Press. Traduit en 2016 par M. Lefebvre dans Écologie et Politique 2016/2, n°53, pp. 185-196.
  • 2Dessins animés Disney (1937-2010) : Prévot, A. C., R. Julliard, et S. Clayton 2015. Historical evidence for nature disconnection in a 70-year time series of Disney animated films. Public Understanding of Science 24: 672 80.
  • 3Blockbusters de Science-Fiction et de films de Super-héros (situation en 2020) : Hedblom, M., A. C. Prévot, et A. Grégoire 2022. Science fiction blockbuster movies - A problem or a path to urban greenery? Urban Forestry and Urban Greening 74: 127661
  • 4Truong, M.X., A.C. Prévot, et Clayton, S. 2018. Gamers like it green: the significance of vegetation in online gaming. Ecopsychology https://doi.org/10.1089/eco.2017.0037

Comment contribuer à restaurer cette expérience au niveau collectif ?

Il faut remettre de la nature dans nos espaces de vie et surtout, donner l’autorisation d’y aller. Ce n’est pas la peine d’installer des parcs dans les villes s’ils restent fermés. Il s’agit également d’une autorisation sociale : accepter le « risque » (se salir, rencontrer des animaux, s’écorcher en grimpant à un arbre…) et trouver une façon de partager l’espace. Certains groupes sociaux ne fréquentent pas ces espaces, car ils ne s’y sentent pas à leur place. Une étude américaine à Los Angeles montrait par exemple que les habitants d’origine hispanique allaient peu dans la réserve naturelle voisine, perçue comme « réservée aux Blancs ».5 En France, les enfants sont empêchés d’aller jouer dans des bosquets, des parcs ou des arbres parce que les adultes considèrent cela comme dangereux ou salissant. Or, on peut apprendre à grimper aux arbres, et on peut changer de vêtements pour aller dehors. Les pays scandinaves aménagent le temps scolaire de façon à y intégrer des activités extérieures, en prenant le temps de se changer pour sortir et avant de rentrer en classe.

Cela implique une volonté politique. Ce qui signifie aussi de constituer un système de gouvernance des espaces qui inclut les personnes concernées et non de décider en leur nom, selon leurs supposés besoins ou envies. Arrêtons de faire pour les gens, les enfants, les minorités, etc. Je ne prétends pas donner de solution conduisant à des changements profonds vers plus de durabilité. Je propose juste un chemin, qui passe par une reprise de contact avec la nature.

Interview réalisée en avril 2024

  • 5Byrne, J. 2012. When green is white: the cultural politics of race, nature, and social exclusion in a Los Angeles urban national park. Geoforum 43: 595‑611

Entretien avec

Anne-Caroline Prévot, écologue et directrice de recherche CNRS au Centre d’Écologie et des Sciences de la Conservation au Muséum national d’Histoire naturelle

Anne-Caroline Prévot

Écologue et directrice de recherche CNRS au Centre d’Écologie et des Sciences de la Conservation au Muséum national d’Histoire naturelle

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