Les pôles au cœur de l'urgence climatique

Alors qu’ils garantissent l’équilibre de notre climat et abritent une biodiversité essentielle, les pôles sont les plus exposés aux conséquences du changement global. Leur dégradation exponentielle représente une menace majeure qui fait l’objet du premier sommet international des pôles, le « One Planet – Polar Summit » organisé en 2023 au Muséum national d'Histoire naturelle.

Si l’on pense souvent à l'importance des forêts pour la planète, on aurait tendance à négliger le rôle primordial des pôles. Indissociables de l’océan, ils sont pourtant la force motrice de notre système climatique et abritent une biodiversité unique dont dépendent de nombreuses espèces.

Aujourd’hui, sur les continents comme sur l’océan, les parties gelées de la planète fondent et s’amenuisent. Les milieux polaires ont chaud et sont les plus durement impactés par la crise environnementale déclenchée par les activités humaines. Si le changement climatique rapide dû à nos émissions excessives de gaz à effet de serre constitue la principale cause de déclin des glaciers et de la banquise, d’autres pressions anthropiques telles que les pollutions, la surexploitation des ressources naturelles et des habitats accélèrent leur dégradation.

Nous sommes aussi face à une bombe à retardement : le dérèglement aux pôles affecte à son tour le réchauffement global, avec des répercussions d’ampleur sur le vivant dont on ne mesure pas encore la rapidité.

À l’heure où se tient le premier sommet international pour les glaciers et les pôles, faisons le point avec l’océanographe et chercheur au Muséum Guillaume Massé, pour comprendre l’importance de ces milieux glaciaires, la façon dont ils sont impactés par le changement global et leurs interactions avec le climat.

Les pôles essentiels à l'équilibre de notre planète

Les océans, moteurs de la circulation océanique

L’océan joue un rôle d’absorption et de distribution de la chaleur sur notre planète, dont les eaux polaires sont les forces motrices.

La formation de banquise permet la circulation thermohaline : en se formant, la glace de mer expulse une partie de son sel. Les eaux froides deviennent plus salées, ce qui les rend plus denses et donc plus lourdes. Ces masses d’eau tombent au fond de l’océan et vont attirer d’autres eaux à la surface : « c’est une sorte de tapis roulant » - Guillaume Massé.

Au Sud, l’océan Austral est parcouru par le courant le plus puissant du monde, le courant circumpolaire Antarctique, qui ventile l’ensemble des bassins océaniques et a un effet sur le climat global.

Les pôles, premiers puits de carbone de l'océan

Les zones polaires agissent comme de puissantes pompes à carbone. Au niveau physique d’une part, car le CO2 est plus soluble dans les eaux froides. Comme l’eau y est plus dense, elle entraîne avec elle le carbone dissout, qui se trouve ensuite stocké au fond de l’océan.

Au niveau biologique d’autre part : le phytoplancton présent en masse, absorbe le carbone pour le transformer en matière organique (photosynthèse). Outre le stockage de grandes quantités de CO2, cette production primaire intense est à la base des écosystèmes polaires.

Les refuges d'une biodiversité unique

Les pôles abritent une biodiversité foisonnante riche d’espèces endémiques, et souvent dotées de caractères uniques leur permettant de s’adapter à ces milieux extrêmes. C’est aussi un lieu de migration et de reproduction pour de nombreuses espèces d’oiseaux formant des colonies pouvant atteindre des millions d’individus.

Phytoplancton, zooplancton, poissons et crustacés, les eaux glaciales abondent d’espèces-clés dans la chaîne alimentaire, à la base du réseau trophique marin. Pour n’en citer qu’une, le krill, petit crustacé de l’Antarctique, serait l’espèce la plus présente en nombre et en masse sur la planète. Se nourrissant de microalgues, le krill nourrit à son tour les mammifères marins, et notamment le plus grand animal du monde, la baleine bleue.

Une fenêtre sur l’histoire climatique de la Terre

Les calottes glaciaires ont accumulé des couches de neiges très anciennes, emprisonnant les bulles d’air de l’époque à laquelle elles se sont formées. À partir de l’analyse de carottes de glace, on peut comprendre les cycles climatiques à l’œuvre depuis près d’un million d’années et les mettre en perspective avec les changements climatiques actuels.

Les pôles, éponges du changement global

Dans un contexte de changement climatique, où l’atmosphère et l’océan se réchauffent, les milieux polaires sont les premiers impactés.

L’amplification du réchauffement sur les pôles

Pourquoi les pôles se réchauffent-ils plus vite ? Les milieux polaires sont comme des zones d’atterrissage des masses de chaleur accumulées dans l’air et dans l’eau à l’échelle planétaire : c’est le phénomène d’amplification polaire. La chaleur est redistribuée vers les pôles, par la circulation océanique ou atmosphérique. Par conséquent, les pôles se réchauffent deux à quatre fois plus vite que d’autres régions du globe et sont aussi les plus exposés aux pollutions charriées par les courants.

Les océans polaires épongent toujours plus de chaleur

Depuis cinquante ans, l’océan se réchauffe et s’acidifie : on estime qu’il absorbe 90 % des excès de chaleur et 30 % des excès de CO2 liés aux activités humaines. Les océans polaires en stockent la majorité, et en particulier l’océan Austral qui absorberait près de la moitié du CO2 contenu dans l’océan et près de 70 % de la chaleur. Par conséquent, l’eau de mer se réchauffe d’autant plus et accélère la fonte des glaces.

La pollution mondiale converge vers les pôles

Les courants atmosphériques et océaniques ne rabattent pas que de la chaleur vers les pôles, mais aussi de la pollution. L’Arctique est une des zones les plus polluées au monde en métaux lourds. Avec le dégel, le mercure piégé dans la glace se répand dans l’eau. Quant aux courants océaniques, ils transportent des microplastiques qui s’accumulent aux pôles. Ces pollutions se répandent ensuite le long de la chaîne alimentaire.

Réchauffement des pôles : des conséquences en chaîne

Le déclin de la cryosphère est une des conséquences les plus flagrantes du réchauffement climatique. Depuis plusieurs décennies, on observe une diminution de la surface et de l’épaisseur de la banquise, une perte de masse des calottes glaciaires et des glaciers terrestres, ainsi qu’une réduction des manteaux neigeux.

La fonte irréversible des glaciers et de la banquise

Au Nord, l’océan Arctique est très impacté par le réchauffement. La surface couverte par la banquise diminue chaque année et a perdu la moitié de sa superficie en 30 ans.

Nous sommes aux portes d’une absence de banquise arctique à l’été, avec comme prévision la plus pessimiste, une perte totale de banquise estivale à l’échéance 2050.

Guillaume Massé

Au Sud, la péninsule Antarctique n’est pas épargnée non plus. Sa péninsule est très exposée : en 2022, les pics de température étaient 30 degrés supérieurs à la normale saisonnière et début 2023, la banquise antarctique a atteint un record de fonte, avec la plus petite superficie enregistrée depuis une quarantaine d’années.

Le dégel du permafrost

L’augmentation de la température de l’air provoque la fonte du pergélisol (permafrost), c’est-à-dire du sol terrestre ou sous-marin gelé en permanence. Comme pour un congélateur en panne, le dégel entraîne une dégradation des matières organiques et une reprise de l’activité bactérienne qui va libérer des quantités importantes de méthane et de CO2 contribuant encore plus à l’effet de serre et donc au réchauffement global de la planète.

Ce dégel accéléré entraîne aussi une érosion des sols, glissements de terrain et recul des côtes, réduisant l’habitat des populations arctiques. Parfois confinés depuis plusieurs millions d’années, certaines bactéries et virus reprennent vie, avec le risque de faire émerger de nouvelles maladies comme nous avons pu le voir avec l’épidémie de charbon à l’origine la mort de milliers de rennes en Sibérie durant l’été 2016.

L'élévation du niveau des mers

La fonte des calottes glaciaires, des glaciers et le réchauffement océanique entraînent mécaniquement une hausse du niveau de la mer. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette élévation n’a pas de lien avec la fonte de la banquise – qui est une masse d’eau de mer gelée flottant sur l’océan– mais est due à la fonte de l’eau douce, principalement issue des calottes Arctique et Antarctique. Par ailleurs, lorsque l’océan se réchauffe, son volume devient plus important. Cette dilatation océanique contribue elle aussi à rehausser le niveau de la mer.

La fonte des glaces accélère le réchauffement global

À mesure qu’ils se réchauffent, les milieux polaires se déséquilibrent, affectent à leur tour le climat et en amplifient les changements. Ce cercle vicieux a un nom : la boucle de rétroaction climatique. En épongeant les excès anthropiques de CO2 et de chaleur, les océans polaires deviennent des réacteurs du réchauffement climatique.

Un facteur d'aggravation du réchauffement global

Le dégel du pergélisol provoque des dégagements massifs de carbone, qui accélèrent le réchauffement atmosphérique déjà à l’œuvre.
La fonte de la banquise et de la neige diminuent l’effet d’albedo des pôles : une surface blanche qui réfléchit jusqu’à 80 % du rayonnement solaire. Cette surface se rétrécissant, moins d’énergie solaire est renvoyée vers la haute atmosphère, ce qui accélère donc le réchauffement.

Une circulation océanique altérée

La fonte des glaces a un impact sur la chimie de l’océan et ses courants profonds.

Guillaume Massé

La fonte des glaciers d’eau douce modifie la salinité de la mer et impacte la circulation thermohaline : moins salées, les masses d’eau sont donc moins denses et la circulation se ralentit. Cette baisse d’intensité des courants impacte à son tour la distribution de la chaleur sur la planète, et donc le climat global.

Des phénomènes météorologiques plus extrêmes

Le réchauffement des eaux, et l’élévation du niveau de la mer créent des conditions favorables aux phénomènes météorologiques extrêmes. Les masses d’eau chaude se maintiennent plus longtemps dans les zones tropicales. L’eau de mer va se réchauffer davantage, pouvant atteindre des seuils critiques comme une température de 25 degrés, propice à la formation des cyclones par exemple.

Les espèces forcées de s'adapter, mais à quel prix ?

Si nous avons chacun en tête un ours blanc à la dérive sur un bloc de banquise, cette image emblématique ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. Les répercussions du changement global sur les milieux polaires modifient déjà les conditions de vie de nombreuses espèces végétales et animales, dont les populations humaines, mettant à l’épreuve leur capacité de résilience.

Perte d'habitat et déplacements de populations

La fonte des glaces, du pergélisol et l’élévation du niveau marin menacent en premier lieu les écosystèmes et les populations des littoraux, des petites îles et des zones de haute montagne. La perte d’habitat lié au déclin de la cryosphère menacerait près de deux milliards d’humains.

Les populations de l’Arctique, plus ou moins réparties entre les six pays riverains, sont en passe de devenir des réfugiés climatiques. Depuis déjà une dizaine d’années, plusieurs communes de l’Alaska étudient la possibilité de se déplacer sur le continent pour échapper à l’érosion côtière.

Le pergélisol, sous-sol gelé en permanence, représente plus de 20 % des terres émergées dans l’hémisphère Nord. Avec le réchauffement, ce dégel menace l’habitat de plusieurs millions de personnes.

Quant à la fonte des calottes glaciaires et sa répercussion sur l’élévation du niveau de la mer, c’est un des risques les plus manifestes :

Ce potentiel d’élévation s’exprime en dizaines de mètres.

Guillaume Massé

Toutes les populations des milieux côtiers et insulaires seraient impactées, avec de grandes métropoles englouties.

Dégradation des écosystèmes et raréfaction de la nourriture

Les répercussions de la fonte des glaces et du réchauffement des pôles ont impact direct sur l’habitat de nombreuses espèces, leur capacité à se nourrir et par conséquent à se reproduire.

Par exemple, le volume de phytoplancton, à la base de la chaîne alimentaire polaire, diminue au fil des ans. Cette diminution se répercute sur les poissons, les oiseaux marins et les mammifères. De même, les organismes à coquilles ont plus de difficultés à se reproduire en raison de l’acidification de l’océan.

La perte de banquise rend plus vulnérables les espèces endémiques, très spécialisées. Par exemple, l’ours polaire doit parcourir de plus grandes distances à la recherche de nourriture. Habituer à ne chasser que sur la banquise, il serait bien difficile pour lui de survivre sur la terre ferme. C’est aussi le cas en Antarctique, royaume des oiseaux marins, où les manchots perdent chaque année des parcelles de leur territoire de glace.

Le recul de la banquise menace aussi les polynies, ces zones libres de glace encerclées de banquise sont les refuges d’une grande biodiversité marine : c’est par exemple grâce à ces espaces que les mammifères marins peuvent respirer à la surface et donc occuper les milieux polaires une partie de l’année.

Nouvelles migrations et concurrences entre espèces

Les milieux polaires deviennent attractifs pour d’autres espèces, plus généralistes, qui peuvent s’adapter facilement à un changement de milieu et de ressources alimentaires, souvent au détriment des espèces locales. Certaines migrent depuis le Sud en raison du changement climatique, d’autres élargissent leur aire de répartition et prolifèrent dans un climat qui leur est devenu plus favorable.

Avec l’accélération des échanges mondiaux, et des milliers de touristes qui transitent chaque année en Arctique, les humains peuvent aussi introduire des espèces exotiques potentiellement invasives. Ces espèces exotiques envahissantes s’adaptent mieux avec l’adoucissement du climat et peuvent bouleverser l’équilibre des écosystèmes, notamment en s’accaparant les ressources alimentaires.

Face à cette concurrence, certaines espèces-clés plutôt « sédentaires » comme le krill, commencent à migrer. Tandis que d’autres, très spécialisées, c’est-à-dire dépendantes des ressources de l’écosystème polaire, vont avoir plus de difficulté à s’adapter. Un contexte qui pèse sur le risque d’extinction d’espèces déjà fragilisées.

Agir pour les pôles, c'est agir pour la planète

Une coopération internationale indispensable

Au cœur de notre système climatique, les milieux polaires sont les sentinelles du changement global. Leur transformation rapide a atteint un point de bascule qui menace tout l’équilibre climatique de notre planète et de ses écosystèmes.

À l’heure où certains changements sont déjà irrémédiables, la préservation des milieux polaires ne semble possible qu’en agissant à la source du réchauffement et donc en limitant drastiquement nos rejets de gaz à effet de serre et autres sources de pollutions anthropiques.

Face à cet enjeu planétaire, une coopération interétatique est indispensable, ainsi qu’une prise en compte de la justice environnementale, à la fois pour rééquilibrer les rapports entre l’humain et la nature, mais aussi pour corriger les inégalités sociales-environnementales : celles de la redistribution des ressources naturelles, et d'une répartition de la responsabilité face aux nuisances et aux risques environnementaux.

Des enjeux spécifiques selon les pôles

Les pôles sont au croisement d’enjeux économiques, sociaux et environnementaux. La lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la biodiversité bute souvent contre les intérêts particuliers des pays, et notamment l’appropriation de l’espace maritime et des ressources naturelles.

L’Arctique est une zone stratégique convoitée pour ses importantes ressources en matières premières (hydrocarbures, gaz et minéraux). Cette région est devenue d’autant plus attractive avec la libération des glaces, qui ouvre de nouvelles zones de circulation et d’échanges maritimes. Les nouvelles ambitions d’exploitation et de forages profonds viendraient aggraver la situation. 
Au centre de ces enjeux géopolitiques se trouve aussi la question de l’évolution des modèles de gouvernance pour intégrer les acteurs locaux et redonner un pouvoir de décision aux plus concernés, notamment aux peuples autochtones

L’Antarctique est le territoire des non humains, qui abrite une biodiversité unique. Le traité de l’Antarctique de 1959 qui rassemble plusieurs états signataires, l’a proclamé comme continent dévolu à la paix et aux sciences. Cette terre appartenant à personne et à tous à la fois est un symbole fort qui doit nous inspirer pour le futur.

L'Antarctique est un lieu privilégié de la diplomatie scientifique où se discute l’avenir de l’environnement.

Guillaume Massé

Références

Article rédigé en novembre 2023. Remerciements à Guillaume Massé, chargé de recherche CNRS au Laboratoire d’Océanographie et du Climat : Expérimentations et Approches Numériques (LOCEAN), basé à la Station marine de Concarneau, site du Muséum national d’Histoire naturelle.

    Découvrez Nos dossiers

    Prélèvement de corail (Caulastrea echinulata) pour une étude génétique
    Nous ne sommes pas seuls dans notre corps... Voilà le constat qui a amené les biologistes à concevoir les êtres vivants comme des holobiontes.
    Depuis plusieurs dizaines d'années, les cyanobactéries prolifèrent en raison de facteurs anthropiques. Qui sont les cyanobactéries ? Quelles sont les causes de leurs proliférations et comment les maîtriser ?
    Brins d'ADN génétique épigénétique
    Depuis la fin du XXe siècle, il ne fait plus aucun doute que les gènes peuvent, ou non, être activés selon des facteurs externes.