Les papillons Morpho nous apprennent comment marche l'évolution

Ses larges ailes bleues évoquent les forêts tropicales. Mais le papillon Morpho est aussi une curiosité pour les spécialistes de l’évolution, qui cherchent à comprendre comment une telle variété d’espèces a pu émerger sur un même territoire.

Le mystère des morphos bleus

Morpho Menelaus (morpho bleu)

Papillon Morpho menelaus

© MNHN

Ils fascinent les naturalistes depuis toujours. Pas seulement par leur beauté, mais aussi parce que leur histoire évolutive suscite de nombreuses questions.

Un flash bleu et brun

Ceux qui ont eu la chance de se promener dans la forêt amazonienne ont déjà surpris d’étranges flashs bleu électrique illuminant un bref instant les sous-bois : un morpho. Ce terme regroupe en fait plus d’une trentaine d’espèces différentes de papillons (ou lépidoptères pour les naturalistes) de grande taille (de 9 à 20 cm d’envergure). Une des plus connues est Morpho menelaus, aux larges ailes d’un bleu iridescent. D’autres affichent des bleus plus clairs, ou seulement des bandes azurées, voire pas de bleu du tout. Ils sont alors bruns, noirs et/ou orangés.

Un bleu qui trompe l’œil !

La couleur des ailes des morphos n’est pas due à un pigment bleu. Elle résulte de l'interaction entre les rayons lumineux et les nanostructures qui couvrent les minuscules écailles qui se superposent sur leurs ailes.

La parenté des morphos révélée par leur génome

Au cours de l’évolution, de nouvelles espèces apparaissent à partir d’espèces plus anciennes. Vincent Debat et Violaine Llaurens, chercheurs au Muséum national d’Histoire naturelle, ont étudié les relations de parenté des morphos en analysant l’ADN qui se cache au cœur de cellules prélevées sur ces papillons. Ces longues molécules, composées d’une succession de motifs chimiques, déterminent en grande partie l’anatomie et le fonctionnement de chaque individu. Certaines séquences (appelées gènes) codent en effet la recette des protéines fabriquées par chaque cellule. L’ensemble de ces gènes est appelé génome. En comparant les génomes de différents papillons, on peut reconstituer l’histoire des différentes espèces et de leurs ancêtres.

En quête de l’ancêtre commun

Parce que le génome est transmis de parents à enfants, la parenté des génomes confirme que tous les morphos sont issus d’une même espèce d’origine. Les espèces aux génomes les plus similaires sont les plus étroitement apparentées, de la même manière que je ressemble plus à mon cousin qu’à une personne qui viendrait d’une autre famille parce que nous avons les mêmes grands-parents. Mais si les similitudes entre espèces sont inscrites dans leurs génomes, c’est aussi le cas de leurs différences : les morphos bleus, les blancs, les orangés, les petits, les grands, exhibent des traits différents du fait de variations le long de leur génome. En effet, lors de la reproduction, l’ADN copié depuis celui des parents connaît de légères altérations : des mutations. Elles s’accumulent au fil des générations, et peuvent ainsi provoquer des divergences entre les populations, et parfois même aboutir à la formation d’espèces distinctes.

Diversité de papillons Morphos

Diversité de papillons Morphos

© MNHN - V. Debat
Diversité de papillons Morphos

Diversité de papillons Morphos

© MNHN - V. Debat

Le saviez-vous ?

Le rythme des mutations est à peu près constant au fil des générations. En comptant les différences dans le génome de deux espèces cousines, ont peu donc déduire à quelle époque vivait leur plus proche ancêtre commun. Dans le cas des papillons du genre Morpho, c’était il y a environ 28 millions d’années.

Un mystère de l’évolution

Les morphos posent une énigme aux spécialistes de l’évolution. Ils se demandent comment des populations ont pu diverger et former des espèces distinctes alors qu’elles partageaient le même territoire. En effet, pour que deux populations issues d'un ancêtre commun forment deux espèces nouvelles différentes (au cours d'un processus de spéciation), il faut que les mutations qui se produisent naturellement au fil des générations n'aient pas été partagées, et se soient accumulées jusqu'à conduire à des différences si grandes qu'un individu de l'une des populations ne puisse plus se reproduire avec un individu de l'autre. Or, étonnamment, on observe aujourd’hui, au Pérou, jusqu’à une douzaine d’espèces de Morpho différentes sur une même zone de la forêt.

Biologistes et physiciens mènent l'enquête

Grâce aux collections du Muséum, des chercheurs ont commencé à lever le voile sur les mystères de l’origine des papillons Morpho.

Une piste dans les collections du Muséum

Le Muséum national d’Histoire naturelle abrite la plus importante collection publique de papillons du genre Morpho au monde. Elle contient plus de 6 000 spécimens. À bien les regarder, on peut noter des différences, non seulement dans la couleur des ailes, mais aussi leur taille et leur forme. Certains ont des ailes triangulaires, la partie avant formant un angle assez aigu. D’autres ailes attaquent la masse d’air dans laquelle elles pénètrent avec des bords plus arrondis.

Une piste dans la forêt amazonienne

Les équipes du Muséum, menées par Vincent Debat et Violaine Llaurens, se sont rendues sur le territoire des morphos, au Pérou et en Guyane française. Ils ont filmé en caméra rapide le vol de 12 espèces pour analyser leur déplacement. Ils ont observé que les papillons qui vivent dans la partie haute de la forêt, la canopée, sont capables de monter rapidement en hauteur. Ils ont, en plus, perdu leur couleur bleue. Mais surtout, ils passent une grande partie de leur temps de vol en plané, contrairement à leurs cousins vivant dans les sous-bois, adeptes du vol battu.

Les morphos sont parmi les rares insectes capables de planer, c’est-à-dire de se déplacer en arrêtant, momentanément, de battre des ailes, et ils le font de façon remarquablement efficace.

Vincent Debat, maître de conférences du Muséum national d'Histoire naturelle.

Une enquête pluridisciplinaire

Consultés, des physiciens spécialistes d’aérodynamique ont modélisé la circulation de l’air autour des différentes morphologies d’ailes observées. Leurs analyses montrent que les ailes triangulaires des morphos de canopée sont bien adaptées au vol plané. Et que les ailes arrondies des papillons de sous-bois se révèlent plus efficaces dans des vols alliant vol battu et changements rapides de direction.

aile de papillon Morpho

Détail d'une aile de papillon Morpho

© MNHN

L’hypothèse qui éclaire le mystère

Chez les espèces de sous-bois, les morphos ont le dessus de l’aile bleue, et le dessous brun. Quand le papillon bat rapidement des ailes, cette différence de couleur le fait clignoter et produit des flashs de lumière bleue qui perturbent sa localisation par les prédateurs. Par exemple, l’oiseau jacamar, friand de papillons, essaie rarement d'attraper un morpho en vol. Et même s’il s’approchait, le papillon est capable de l’esquiver par son vol battu erratique combiné aux gênants flashs bleus.

Les papillons de canopée, eux, battent peu des ailes et peuvent ainsi économiser leur énergie en planant. Mais ce mode de vol économique ne produit pas de flashs colorés : le bleu brillant cesse alors d’être un avantage. Les morphos planeurs de canopée ont ainsi perdu leur bleu et sont généralement brunâtres, gris ou oranges.

Scénario d'une sélection naturelle

Le bleu sélectionné dans les sous-bois…

Il y a 28 millions d’années, un papillon vivait dans les forêts du continent américain. Il était probablement déjà doté d’ailes bleues. Parmi ses descendants, seuls ceux qui possédaient des ailes bien arrondies et bien bleues échappaient et survivaient aux prédateurs des sous-bois. Les mutations produisant ces caractéristiques ont donc été favorisées par la sélection naturelle. Les morphos des sous-bois sont devenus des as de l’esquive en vol. Même pour les chasseurs de papillons, ils sont très difficiles à attraper !

Le vol plané à l’honneur en hauteur

D’autres sont nés avec des ailes plus pointues : ils avaient beaucoup moins de chance de survivre, et se faisaient gober avant d’avoir pu donner naissance à une autre génération. Mais visiblement, quelques-uns ont tiré parti de ces ailes qui leur permettaient de planer en hauteur. Ils pouvaient ainsi rester hors de portée de nombreux prédateurs. Ces survivants ont eu des petits, mais seuls les plus adaptés à la vie en canopée, qui avaient des ailes pointues, résistaient assez longtemps pour avoir, eux aussi, des petits. Ces traits ont été sélectionnés.

Les espèces séparées

Parce que les individus à la forme d’ailes adaptée à la canopée couraient un grand risque de prédation en descendant à l’étage inférieur de la forêt, la population de canopée s’est retrouvée progressivement physiquement séparée de celle des sous-bois. Les mâles et femelles de ces deux populations se sont de moins en moins croisés, et les deux populations ont accumulé chacune de leur côté des mutations différentes, produisant une anatomie adaptée à des modes de vie différents. Ces lignées ont fini par former deux espèces distinctes. Parce que leur couleur bleue était moins avantageuse dans la canopée, nombreux sont les morphos des cimes qui sont aujourd’hui rouge/brun.

Heures de sortie

Les chercheurs ont constaté que toutes les espèces de Morpho ne sortent pas à la même heure. Certains sont plus actifs à 11 h du matin, d’autres à midi. Cela limite également les possibilités de rencontres, et pourrait avoir favorisé la spéciation.

Article rédigé en mars 2024. Remerciements à Violaine Llaurens, responsable de l'équipe Évolution & Développement des Variations Phénotypiques au Muséum national d'Histoire naturelle (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité UMR 7205), et à Vincent Debat, maître de conférences au Muséum national d'Histoire naturelle (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité UMR 7205), pour leur relecture et leur contribution.

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