Exploration scientifique

Suivre les gorilles de Centrafrique

Depuis l’an 2000, Shelly Masi, primatologue au Muséum, étudie les gorilles de l’Ouest en Afrique Centrale. Ce suivi inédit en milieu naturel explore le comportement alimentaire des gorilles et ce qui le détermine. En observant la façon dont ils modifient leur menu selon les changements de leur environnement (saisonnier ou global), la primatologue cherche à mieux comprendre l’origine de certains agissements chez les primates, humain compris. En effet, cette observation de nos lointains cousins menacés de disparition contribue aussi à notre compréhension de l’évolution humaine et à la conservation des gorilles.

Gorilla gorilla, proche cousin des humains

Shelly Masi en Centrafrique - Mission scientifique sur les Gorilles

Shelly Masi, primatologue au Muséum, en mission d’observation des gorilles de l’Ouest (Gorilla gorilla) en Centrafrique

© A. Sanna

Moins connu que les gorilles des montagnes (Gorilla beringei beringei) qui vivent dans la région des montagnes des Virunga, les gorilles de l’Ouest (Gorilla gorilla) sont observés depuis les années 2000 seulement. Il est, en effet, particulièrement difficile d'habituer les gorilles de l'Ouest à la présence de l'observateur humain (comparativement aux gorilles des montagne). L’étude de ces proches cousins des humains révèle pourtant des comportements uniques.

Un gorille des plaines

Les gorilles de l’Ouest vivent dans les forêts tropicales de plaines du bassin du fleuve Congo en Afrique centrale. Contrairement aux gorilles des montagnes, popularisés dans les années 1970-80 par l’Américaine Dian Fossey, les gorilles de l’Ouest ont été peu étudiés. Leur mode de vie est pourtant très différent. Les particularités de leur habitat et la variabilité de la nourriture disponible (feuilles, tiges, insectes, fruit ou graines selon les saisons) induisent davantage de compétition alimentaire et des interactions sociales plus complexes par rapport aux gorilles de montagne. Une mine d’information que Shelly Masi a été pionnière à explorer.

Gorille de l’Ouest (Gorilla gorilla) de Centrafrique mâle "dos argenté" surnommé "Makumba"

© MNHN - S. Masi

En famille autour d’un dos argenté

Gorilla gorilla vit en famille, un groupe de 8 à 10 individus, composé d’un dos argenté, le mâle adulte dominant, et de plusieurs femelles avec leur progéniture. Le mâle dominant ne défend pas un territoire, mais sa famille. En effet, sauf exception, le dos argenté est le géniteur de tous les petits du groupe. Les rencontres avec d’autres mâles dos argentés (en groupe ou solitaires) peuvent être très féroces. Les mâles extérieurs du groupe n’hésitent pas à tuer les petits d’autres mâles pour se reproduire plus rapidement avec les femelles. C’est l’un des mécanismes sociaux étudiés par Shelly Masi.

200 kilos, des canines immenses, le dos argenté est une machine agressive qui défend sa famille. Heureusement 98 % du temps il se contente de démonstrations d’intimidation. En cas d’agression, ne pas bouger et espérer qu’il ne s’agit pas des 2 % d’attaques.

Shelly Masi, primatologue, maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle.

Vivre dans les forêts de plaine

Les gorilles de l’Ouest se déplacent sans cesse pour rechercher la nourriture, modifiant leurs destinations au fil des saisons : à la recherche d’arbres fruitiers (riche en sucre) à la saison des pluies, des feuillus et tiges lorsque le temps devient sec (les deux riches en protéines). Ce régime dépendant de la saisonnalité de la disponibilité en fruits implique une forte compétition alimentaire y compris entre les individus d’un même groupe. Cela pourrait expliquer la taille du groupe chez Gorilla gorilla, plus réduite que celle des gorilles des montagnes qui peuvent totaliser une trentaine d’individus.

Shelly Masi suit pas à pas le groupe du dos argenté Makumbas en Centrafrique, qu’elle étudie depuis plus de 23 ans. Toute la journée, elle enregistre les données du comportement (ex. activités, interactions sociales, parcours journaliers) des gorilles de l'Ouest sur sa tablette à la demi-seconde près et à l’aide du GPS.

© M. Sanna

Comment habituer les gorilles à la présence humaine

Il faut environ huit ans pour habituer un groupe de gorilles de l’Ouest à la présence de l’observateur humain. Pour se faire ensuite accepter au milieu du groupe et se placer « dans la tête » du gorille, l’une des techniques de Shelly Masi consiste à suivre un individu du matin au soir. Quels que soient ses activités et son parcours, y compris si cela implique de passer entre une femelle et le dos argenté, au risque de mécontenter ce dernier.

L’alimentation, une contrainte déterminante

Le but quotidien de l’animal est de se nourrir. L’écologie alimentaire est donc une clé pour comprendre ses besoins et son comportement, y compris social, ainsi que sa connaissance de son environnement. En particulier chez le gorille de l’Ouest qui passe 60 % de son temps à manger ou à manipuler la nourriture.

Gorilles de l’Ouest (Gorilla gorilla) en Centrafrique

© MNHN - S. Masi

Que manger ?

À la saison des pluies, le gorille de l’Ouest se nourrit à 70 % de fruits. À la saison sèche, ce sont les feuilles qui composent 70 % de son menu. Ces dernières étant moins nutritives que les fruits, il faut en consommer beaucoup plus et passer énormément de temps à manger. À l’inverse, à la saison des fruits, le repas est plus rapide car plus calorique. Mais le gorille doit alors marcher plus longtemps pour se rendre aux endroits riches en arbres et arbustes fruitiers. La saison influence aussi la consommation en insectes, notamment en termites, avec des différences notables entre les adultes et les petits.

Des vocalises pour appeler « À table ! »

L’équipe de Shelly Masi a mis en évidence une forme de communication vocale des gorilles de l’Ouest. Des femelles émettent des cris très spécifiques pour signaler qu’elles ont trouvé des fruits en abondance. Plus il y a à manger, plus leurs appels redoublent. On suppose qu’il s’agit de rassembler au plus vite les petits et le dos argenté. Ainsi, le groupe entier est assuré de manger et d’être protégé par le dos argenté rapidement arrivé sur place. Cette étude contribue aussi aux recherches sur l’origine et l’évolution de la communication humaine.

Connaître les ressources de son territoire

La mémorisation spatiale du territoire et la connaissance des ressources disponibles sont vitales. Gorilla gorilla sait exactement où aller et à quel moment pour trouver quel type de nourriture. L’équipe du Muséum en collaboration avec le CEFE (CNRS) a pu observer que le gorille était capable de planifier ses déplacements à l’avance. Le groupe s’élance dès le matin, marchant vite et droit de façon efficace et déterminée vers un lieu précis. Par exemple une clairière où coule une rivière marécageuse dont les plantes aquatiques sont riches en minéraux, apport essentiel au régime du gorille.

Communiquer ses bons plans

Pour se rendre à un garde-manger éloigné, le gorille semble donc doté d’une carte mentale très détaillée. Comment l’acquiert-il ? Comment se repère-t-il ? Cela reste à déterminer. De la même façon, les chercheurs s’interrogent sur la façon dont se transmet la connaissance des sites d’alimentaires et des plantes. Contrairement aux chimpanzés, pour qui les modèles sont les individus mâles, les gorilles s’observent entre eux de loin et ne paraissent pas reproduire le comportement d’un adulte modèle.

Les Aka, meilleurs alliés de la science de terrain

Les Aka, le peuple de la forêt, sont d’une aide cruciale pour observer et habituer les gorilles de l’Ouest aux humains. Ils savent repérer des traces des gorilles même en l’absence de preuve apparente de leur présence, ont une connaissance absolue des végétaux et fournissent donc de précieux renseignements sur ce que consomment les gorilles. Comme les gorilles, ils sont capables de s’orienter hors de tout repère visuel, y compris dans le noir. Shelly Masi a dû apprendre leur langue locale pour communiquer avec eux !

Travailler avec les aka m’aide à ouvrir mon esprit et à sortir de mes repères culturels.

Shelly Masi, primatologue, maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle.

Des études utiles à l’homme et à la nature

Les connaissances acquises sur les gorilles sont utiles à leur préservation et à notre compréhension des mécanismes d’adaptation et d’évolution.

Shelly Masi, primatologue au Muséum, en mission d’observation des gorilles de l’Ouest (Gorilla gorilla) en Centrafrique

© A. Sanna

Maintenir l’espèce

Le gorille de l’Ouest est une espèce très menacée. Ces animaux savent pourtant modifier leur comportement selon les contraintes et les changements de leur environnement. En cas de retard de la saison des pluies et donc de l’arrivée des fruits, le gorille de l’Ouest peut aménager son régime en se nourrissant de tiges et de feuilles. Mais cela deviendra impossible si l’exploitation forestière ne tient pas compte de ses besoins. Grâce aux recherches menées par Shelly Masi en République centrafricaine une liste des espèces d’arbres clés pour leur nutrition, et donc leur survie, a été transmise à l’équipe du WWF RCA qui gère l’Aire Protégée de Dzanga-Sangha en collaboration avec le gouvernement de la RCA et informe les forestiers des espèces de grands arbres à protéger.

Nos comportements en occident ont aussi un impact sur la vie des gorilles de l’ouest lorsque nous achetons des produits qui contribuent à la déforestation. C’est le cas d’aliments composés d’huile de palme ou des smartphones qui contiennent le coltan extrait des mines africaines. 

Shelly Masi, primatologue, maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle

Question de culture ?

Il existe des différences notables entre les populations de gorilles de l’Ouest. Au Congo, les dos argentés permettent à leurs enfants d’être en contact physique avec eux pendant le repos. Chose impensable pour le dos argenté de RCA dont le repas ou le repos sont sacrés et ne doivent pas être dérangés. Ou encore, tandis que le gorille centrafricain grimpe aux arbres en utilisant ses quatre membres, son homologue congolais s’aide des dents. Autre exemple, les gorilles de l’Ouest au Cameroun et au Gabon ne mangent pas de termites comme les gorilles de la RCA et du Congo. Ces comportements sont-ils alors liés à un apprentissage social, culturel, qui se perpétue d’une génération à l’autre ?

Gorille adolescent tenant des morceaux de termitière

Gorille de l’Ouest (Gorilla gorilla) adolescent tenant des morceaux de termitière

© MNHN - S. Masi

Comprendre les mécanismes d’évolution

La capacité de Gorilla gorilla à équilibrer parfaitement son alimentation et ses apports caloriques en fonction des ressources disponibles interroge. À certaines périodes, les gorilles consomment leurs excréments dans lesquels se trouvent des graines provenant d’un arbre qui fructifie tous les cinq ans. Ces graines prédigérées sont ainsi plus faciles à mâcher et riches en minéraux et protéines. Leur apport nutritionnel aiderait à combler les besoins spécifiques des gorilles à l’intersaison.

Des jeunes gorilles ont par ailleurs été observés en train d’utiliser un morceau de termitière comme un outil pour en casser un autre. Une nouvelle piste pour analyser leurs capacités cognitives. Et celle des humains, car cette démarche rappelle le geste à la base de la technologie des outils de pierre, étape clé dans le développement des sociétés humaines.

Dossier rédigé en mai 2023. Remerciements à Shelly Masi, primatologue et maître de conférences (UMR 7206 Éco-Anthropologie CNRS-MNHN-Université de Paris) et responsable de la mission conversation des gorilles de l'Ouest en Centrafrique (RCA), pour sa relecture et sa contribution.

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