Comment reconstituer un paléoenvironnement ?
Les paléoenvironnements désignent des environnements anciens ainsi que leur étude à partir de vestiges archéologiques et d’indices biologiques et géologiques. Ils sont complexes à reconstituer. On en parle dans cet entretien avec Raymonde Bonnefille, géologue spécialiste des pollens fossiles, qui a participé aux explorations scientifiques ayant permis la mise au jour de Lucy l’australopithèque en Ethiopie, en 1974.
Comment les scientifiques reconstituent-ils un paléoenvironnement ?
Le paléoenvironnement prend en compte un ensemble de caractères comme la composition de l’atmosphère, la reconstitution du paysage, sa morphologie (plaines, montagnes, rivières, etc.) et la végétation au temps passé, sans oublier les êtres vivants qui l’habitent au présent. Pour le reconstituer, plusieurs disciplines scientifiques sont mobilisées : la géologie, la paléontologie, la palynologie - c’est-à-dire l’étude des pollens fossiles -, etc.
L’étude du paysage est l'œuvre des géologues. Pour avoir une idée de sa composition, ils analysent les sédiments et leurs modes de dépôts. Ils vont aussi dater les sédiments. À ce propos, la méthode de datation potassium-argon, qui s’applique aux cendres volcaniques, mise au point dans les années 1960-1970, a été un grand progrès qui a permis d’obtenir avec précision des âges remontant à plusieurs millions d’années.
Les animaux (humains inclus) des époques anciennes comportent de nombreuses espèces disparues. Les paléontologues étudient leurs traces et restes osseux fossilisés, pour connaître leur régime alimentaire. En étudiant la morphologie de leurs dents et en procédant à des analyses plus fines des isotopes, de l’oxygène et du carbone contenus dans l’émail dentaire, ils peuvent avoir une image simplifiée de la proportion de plantes définies par la caractéristique de leur photosynthèse, en particulier la proportion des arbres versus celle des plantes herbacées dans la nourriture des animaux et des premiers homininés. Ces informations sont indirectes et leur interprétation est sujette à débat.
Des informations plus directes sur la végétation ancienne peuvent être obtenues par l’étude des restes végétaux (bois, feuilles, fruits, pollen) lorsqu’ils sont préservés, ce qui demande des conditions exceptionnelles et rares de fossilisation.
Des fragments de bois fossilisés sont présents dans la plupart des sites à hominidés de l’Ethiopie. Malgré quelques publications, concernant notamment les gisements de la Basse Vallée de l’Omo1 et de la Moyenne Vallée de l’Awash, ils demeurent encore insuffisamment étudiés2.
Et qu’en est-il des pollens fossiles ?
Le pollen est l’organe reproducteur des plantes. Son enveloppe est constituée par une matière organique complexe qui peut être préservée, donc fossilisée, à condition qu’elle soit à l’abri de l’oxydation. Objet microscopique, la paroi de cette enveloppe comporte des centaines de détails ornementaux spécifiques du genre ou espèce de plante qui l’a produit. En comparant la morphologie des grains de pollen fossiles avec celle du pollen des plantes actuelles, on identifie quelles plantes existaient à telle ou telle époque.
Dans ce but, on dispose aujourd’hui de trois atlas descriptifs : un sur les composants des forêts d’Ethiopie, et deux autres sur les savanes dans la région de l’Omo3.
À Hadar, le fameux site où Lucy l’australopithèque (Australopithecus afarensis) a été découverte, j’ai analysé une trentaine de niveaux archéologiques contenant des pollens. Les sédiments ont été datés entre 3,4 et 3 millions d’années, ce qui correspond à la période d’occupation de la région par cet homininé dont Lucy est la plus célèbre représentante.
Dans chaque niveau, j’ai répertorié plus de 1 000 pollens. Les pollens les plus abondants correspondent aux plantes de marécages, notamment les joncs et les roseaux massettes. Autrement dit, à Hadar, il y avait un grand marécage d’eau douce. Aux abords et au-delà, on pouvait aussi trouver des graminées. Les pollens d’arbres correspondent presque tous aux composants des forêts de montagne communes sur le plateau éthiopien, alors que le site d’Hadar est à basse altitude. On note aussi la présence de quelques taxons d’arbres exotiques à la flore d’Ethiopie et caractéristiques de forêts humides tropicales.
Que peut-on déduire des conditions environnementales dans lesquelles vivait une espèce comme Australopithecus afarensis ?
Il est difficile d’associer un seul environnement particulier à cette espèce quand sa présence s’étend sur des centaines de milliers d’années et a été repérée dans des régions très éloignées. Elle a donc pu vivre dans des milieux très différents.
En ce qui concerne la longue période de persistance de l’espèce A. afarensis, les études actuelles montrent un environnement plus humide et une végétation plus boisée au début de son apparition avec notamment la présence de forêt de montagne diversifiée à Hadar il y a 3,4 millions d’années. À la même époque, nous avons montré (par l’étude de bois, de noyaux de fruits4 des pollens, des rongeurs, etc.) que la forêt riveraine de la Basse vallée de l’Omo était très développée. Elle contenait notamment des arbres dont les représentants actuels sont dans les forêts d’Afrique de l’Ouest. Nous avons conclu que les conditions climatiques de l’ensemble de la région étaient beaucoup plus humides et bien différentes des conditions arides actuelles. Ceci est en accord avec la grande diversité de la faune des mammifères et en particulier la présence d’animaux de très grande taille parmi les éléphants, rhinocéros et hippopotames.
Cependant, les données palynologiques montrent des changements importants dans la composition de la végétation entre 3,4 et 3 millions d’années. Ces modifications attestent que les Australopithecus afarensis pouvaient s’adapter à différents environnements. Ils étaient capables de vivre dans des milieux variés : des végétations plutôt boisées en bordure des cours d’eau, des plaines herbeuses et marécageuses, ou encore dans à proximité des forêts de moyenne montagne. Ils ont pu trouver les fruits et les plantes nécessaires à leur alimentation dans ces différents milieux. Mais plus d’information et des questions à résoudre restent à élucider pour comprendre le succès de cette espèce dans la diversité et les fluctuations de son environnement.
- 1
Jolly-Saad MC, Bonnefille R. 2023. Tropical forests and Combretaceae woodland at Usno, Lower Omo Valley, Ethiopia, 3.3 Myr ago, Geobios 2023, https://doi.org/10.1016/j.geobios.2023.01.003
- 2
Jolly-Saad and Bonnefille R. (2012). Lower Pliocene woods, Middle Awash, Ethiopia. Paleontographica 289 (1-3): 43-73
- 3
Bonnefille R. (1971a) - Atlas des pollens d'Ethiopie. Principales espèces des forêts de montagne. Pollen et spores, 13/1: 15-72, 22 pl., 1 fig. & Bonnefille R. (1971b) - Atlas des pollens d'Ethiopie. Pollens actuels de la basse vallée de l'Omo, récoltes botaniques 1968. Adansonia (2) 11/3: 463-518, 19 pl.
- 4
Bonnefille R., Letouzey R. (1976) - Fruits fossiles d'Antrocaryon dans la vallée de l'Omo, Ethiopie. Adansonia, (2), 16/1: 65-82, 6 fig.
Remerciements
Raymonde Bonnefille, géologue et palynologue, pour sa relecture et sa contribution.