L'arbre du vivant

L’arbre du vivant sert à montrer les relations de parenté entre des groupes d’êtres vivants et à raconter la succession des apparitions de caractères au cours du temps – en somme de raconter l’histoire du vivant – et d’en faire des classifications.

Mettre de l'ordre dans le vivant

Échelle des êtres selon Charles Bonnet

Échelle des êtres selon Charles Bonnet dans son Traité d’insectologie ; ou Observations sur les pucerons (1745).

Charles Bonnet, Traité d’insectologie, ou Observations sur les pucerons, Paris, 1745, planche gravée, Muséum national d’histoire naturelle, 5821

Les humains ont besoin de mettre de l’ordre dans le vivant. Si je parle du hérisson qui a élu mon jardin pour dormir le jour et partir à la chasse la nuit, je parle d’un individu à qui je peux même donner un prénom s’il me devient familier. Mais il existe nombre de situations de portée plus générale.

Si je signifie que le hérisson chasse à l’odorat et à l’ouïe, mon discours s’élargit au-delà de la situation particulière de mon hôte du jardin. J’ai besoin d’un mot qui désigne tous les individus de cette sorte. La langue vernaculaire a proposé, à travers le temps et les régions de France, rien que deux cents noms différents pour désigner le hérisson en général. Si vous avez conscience qu’il peut très bien en être de même dans le pays voisin où l’on parle une autre langue, et si vous tenez compte du fait scientifique que tous les hérissons ne sont pas identiques, vous imaginez la pagaille ! Nous parlons là d’un animal familier, mais imaginez que l’on se réfère à des animaux étranges, mal connus et dont on ne sait quel statut donner aux contours de leurs variations incessantes.

 

Le besoin de classer

Alors la science a voulu stabiliser son propre langage, notamment au XVIIIe siècle avec Carl von Linné (1707-1778). Pour les hérissons, ce sera Erinaceus europaeus. Le premier nom latin est le nom de genre (avec une majuscule), le second le nom d’espèce.

  • La première remarque est que le latin est la langue d’usage, pour que tout le monde s’y retrouve sans susciter de querelles de langue.
  • La seconde est que ce nom est double, ce qui relève d’une logique capitale, qui est une logique d’agglomération. Il peut exister plusieurs espèces du même genre (et pas l’inverse), par exemple Erinaceus concolor.

C’est la métaphore d’une grande armoire où le tiroir "genre" (Erinaceus) est lui-même inclus dans un tiroir plus grand, celui de la "famille", Erinaceidae (avec d’autres genres comme Atelerix). Cette armoire, aux tiroirs emboîtés les uns dans les autres, est l’objet d’une science dont le but est d’embrasser l’exhaustivité du vivant dans la gestion des rapports entre les mots (les étiquettes), les êtres réels et nos catégories mentales (la forme du tiroir conceptuel). Cette science, c’est la systématique, la science des classifications. En trame de fond, il existe des images de la nature, c'est-à-dire des schémas organisateurs de ces catégories, des figures théoriques qui rendent compte d’un ordre naturel apparent. Et c’est là que la notion d’arbre du vivant intervient.

 

La forme de l’armoire

La figure théorique longtemps dominante a été, depuis Aristote (384-322 avant notre ère), une figure de continuité appelée "chaîne des êtres" ou "échelle des êtres", qui remonterait, autant que l’on sache, à Démocrite (460-370 avant notre ère) et à Platon (427-347 avant notre ère). Cette chaîne nous parvient du Moyen-Âge au travers d’auteurs comme Ramon Llull (1232-1315) ou Charles de Bouelles (1470-1553) avec des préoccupations théologiques. Elle prendra sa forme scientifique avec Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) et surtout Charles Bonnet (1720- 1793), même si des considérations de valeurs laissent entendre que l’homme culmine au sommet de toutes les échelles des êtres (l’armoire est un empilement de couches vers l’être parfait !). Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le schéma organisateur de la nature passe de l’échelle à la carte avec, parmi d’autres, Vitaliano Donati (1713-1763) et Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788), puis de la carte aux tableaux, notamment avec le naturaliste français Michel Adanson (1727-1806).

Apparition de l’arbre

Arbre du vivant selon Ernst Haeckel dans Generelle Morphologie der Organismen, 1866

Arbre du vivant selon Ernst Haeckel dans Generelle Morphologie der Organismen, 1866

Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, planche 1, Berlin, G. Reimer, tome II, 1866, planche gravée, Muséum national d’histoire naturelle, 172 338 - 2

Vers la fin du XVIIIe siècle, la science s’émancipe de la théologie et des valeurs. C’est là que la métaphore de l’arbre pour ranger la nature fait irruption en histoire naturelle et va s’imposer en science. L’image de l’arbre apparaît en 1766 chez Nicolas Duchesne (1747-1827) pour signifier une généalogie et, dès 1801, chez le botaniste Augustin Augier (1758-1825) pour souligner les discontinuités de la nature, et non pour suggérer une transformation. C’est clairement la puissance de l’organisation hiérarchique que permet l’ordre des branches d’un arbre qui est avant tout utilisée par Augier : du plus général, à la racine de l’arbre, jusqu’au plus particulier, dans ses branches terminales. Entre le pur rangement et la pure généalogie, il y eut bien des arbres aux significations très diverses. L’arbre du vivant porte clairement une métaphore généalogique chez Erasmus Darwin (1731-1802), bien que ce dernier ne le dessine pas. L’inscription de la figure de l’arbre dans une dimension temporelle et phylogénétique s’effectue en 1809 avec Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), dès 1837 chez Charles Robert Darwin (1809-1882) et en 1856 avec le naturaliste britannique Alfred Russel Wallace (1823-1913). L’arbre qui s’impose, surtout dans le dernier tiers du XIXe siècle, est appelé, d’après le terme allemand forgé en 1866 par Ernst Haeckel (1834-1919), phylogénie, expression graphique des degrés relatifs d’apparentement. Tandis que la figure arborescente que dessine Darwin en 1859 est purement théorique, traite d’entités abstraites et fonctionne comme un véritable programme de recherche (non abouti de son vivant), l’arbre de Haeckel s’intéresse à la généalogie d’organismes concrets dont les étapes le long des branches sont des formes idéales qui, issues de la tradition allemande de morphologie, ne sont pas sans rappeler l’écrivain allemand Goethe. D’une manière générale, du fait du caractère idéaliste du programme haeckelien et du caractère inabouti du programme théorique de Darwin, le rapport entre les taxons et les lignées phylétiques restera complexe et, en pratique, incomplet durant le siècle qui sépare les années 1850-1860 et l’analyse phylogénétique des années 1970.

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La classification s’adosse progressivement à l’arbre

Si Carl von Linné avait explicitement et durablement fixé le cahier des charges des classifications en histoire naturelle dans un contexte de théologie fixiste, Charles Darwin, en 1859, le fixera dans un contexte transformiste. Pour lui, le résultat des mécanismes de l’évolution fait que ceux-ci se transforment au cours de la généalogie des êtres vivants, tout en léguant leurs attributs héréditaires à leur descendance. Par conséquent, un attribut trouvé à l’état semblable chez plusieurs espèces actuelles a probablement été légué par un ancêtre commun hypothétique exclusif à ces espèces (cet ancêtre n’étant pas celui d’autres espèces actuelles chez qui l’attribut est trouvé sous une forme légèrement différente). Ainsi, l’ordre des attributs va servir à établir des degrés de cousinage relatif entre les êtres vivants, le degré de cousinage devenant un programme de classification, son cahier des charges. La hiérarchie apparente dans la distribution des attributs ne traduit plus un plan divin : pour Darwin, la classification doit refléter le plus fidèlement possible le déroulement généalogique, c’est-à-dire celui de l’évolution biologique. Seulement voilà, Darwin ne dispose pas de la méthode de travail pour reconstituer la phylogénie de Haeckel. C’est l’Allemand Willi Hennig (1913-1976) qui fondera cette méthode un siècle plus tard. En attendant, la classification floue post-darwinienne (y compris la systématique éclectique des années 1940-1970) a permis de rhabiller un anthropocentrisme persistant d’une parure évolutionniste. Elle perdurera dans la recherche jusqu’à la traduction anglaise en 1966 de l’ouvrage le plus célèbre de Hennig, Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik (1950), Phylogenetic Systematics, à l’origine d’une révolution scientifique en systématique.

Darwin l’a prescrit, Hennig l’a fait

Schéma de Charles Darwin dans L’Origine des espèces, 1859

Charles Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or The Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, Londres, J. Murray,1860, planche gravée, Muséum national d’histoire naturelle, 4734

Mais Willi Hennig, chronologiquement parlant, n’a pas eu de chance. Il révolutionna tranquillement une discipline de la biologie au moment même où celle-ci amorçait une perte totale de visibilité sociopolitique (aujourd’hui encore, il est impossible de se faire financer un projet de recherche par l’Agence nationale de la recherche en l’affichant comme programme de systématique). La pensée de cet entomologiste allemand a tellement bouleversé la systématique qu’elle a produit un changement de paradigme. Hennig aurait mérité le prix Nobel s’il s’était agi d’une autre discipline. Les systématiciens avertis de l’histoire de leur discipline lui assignent une importance équivalente à celle de Charles Darwin. Ce dernier prescrivit ce qu’il fallait faire, mais sans dire comment le faire. C’est Hennig qui trouva la recette un siècle plus tard, en 1950.

Les ressorts de cette révolution furent multiples, tant la transparence des procédures classificatoires est capitale. La pertinence du résultat, jusqu’alors mesurée à la cohérence de l’arbre, devint mathématiquement mesurable à partir des années 1970. Depuis la traduction anglaise du livre de Hennig, l’arbre du vivant nous est devenu accessible. Que l’on s’adresse à des caractères anatomiques ou moléculaires, ils restent des caractères : cela ne change rien au graphisme utilisé et à son programme classificatoire associé.

Des molécules en renfort

La systématique moléculaire, particulièrement féconde entre 1985 et 2005, faisait le pari qu’en obtenant les séquences d’ADN d’un ou de plusieurs gènes pour plusieurs espèces, ceux-ci pourraient être pris pour marqueurs de l’histoire de ces espèces. Ce pari fut gagné pour la plupart des eucaryotes, tant que les échelles de comparaison restaient éloignées du niveau péri-spécifique. Mais, pour une large part du monde bactérien, les transferts horizontaux de gènes (entre espèces différentes) sont fréquents, même à des temps de divergence très anciens entre lignées. Si bien qu’à partir d’un certain niveau d’intensité de ces échanges, les gènes ne racontent plus que leur propre histoire et l’on ne sait plus de quelles entités on établit la phylogénie, si ce n’est celle des gènes, et encore, si ceux-ci ne sont pas trop composites. S’agissant des outils d’investigation et de représentation, la phylogénie des archébactéries et celle des eubactéries devraient sans doute pouvoir se représenter à l’aide de multiples arbres, ou de structures graphiques en réseaux. Ainsi, leur généalogie théorique ne serait pas divergente, comme dans le schéma de Darwin (1859), mais possiblement réticulée, c’est-à-dire divergente puis convergente. Néanmoins l’arbre ne s’estompe pas en tant que schéma théorique : il reste valable pour la plupart des organismes pluricellulaires.

Arbre du vivant d’aujourd’hui

Arbre du vivant d’aujourd’hui. Cette figure est une phylogénie : elle montre des degrés relatifs de cousinage. Ainsi, l’araignée est plus apparentée au crabe qu’à l’escargot, et le crocodile est plus apparenté à la mésange qu’au lézard. Quelques dates sont signalées à l’aide de lettres pour fournir une idée de la chronologie de l’apparition des caractères qui définissent les branches.

© MNHN - G. Lecointre, J.-F. Desjouannet, repris par l'AFDEC

Du rififi dans les classifications

L’impact du travail théorique et méthodologique de Hennig a été considérable. Nos classifications ont plus changé en quarante ans qu’elles n’ont changé durant les deux siècles précédents. Les changements de classification tiennent compte de surprises phylogénétiques. La truite est plus apparentée à vous qu’à un requin, et par conséquent le concept de poisson a été invalidé et remplacé. Un crocodile est plus apparenté à une poule qu’à un lézard car les ressemblances globales sont parfois trompeuses ! Mais, rassurons-nous, l’arbre du vivant et sa classification phylogénétique ont confirmé d’autres groupes traditionnels, comme mammifères, oiseaux, vertébrés, échinodermes, mollusques, animaux, angiospermes.

Guillaume Lecointre, Professeur au Muséum national d'Histoire naturelle (UMR 7205, Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité). Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022. 

La Terre, le vivant, les humains

  • Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
  • 2022
  • Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
  • 196 × 249 mm
  • 420 pages
  • 45 €
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