Une expédition en Antarctique à la découverte d’une biodiversité unique

L’été austral 2007-2008 fut exceptionnel. Non pas en raison de températures plus clémentes qu’en temps ordinaire, mais parce que l’Année polaire internationale, la quatrième de toute l’histoire de l’humanité, tombait cette année-là. C’est un évènement qui fédère de nombreux pays afin d’augmenter les connaissances scientifiques sur les milieux polaires, la première date de 1882.

À cette occasion le Census of Antarctic Marine Life (CAML), programme de recensement et d’étude de la biodiversité marine en Antarctique, a fédéré des scientifiques du monde entier et a réuni une armada de navires océanographiques pour étudier l’océan Austral sous tous ses aspects.

La France, l’Australie et le Japon après six années intenses de discussions et de préparation, ont joint leurs forces au sein du programme intégré CEAMARC (Collaborative East Antarctic Marine Census) avec trois navires de recherche, le brise-glace australien R/V Aurora Australis, le brise-glace japonais R/V Umitaka Maru IV et le navire de soutien français S/S l’Astrolabe. À bord de ces navires, les équipes scientifiques, toutes disciplines confondues, sont parties en mission au large de la Terre Adélie et de la Terre Georges V, dans la zone Est-Antarctique du 16 décembre 2007 au 17 février 2008.

Étoile de mer (échinoderme) suspensivore de la famille des Brisingidae

© IPEV / AAD / MNHN

À bord de l’Aurora Australis, le brise-glace australien dépassant les 94 mètres de long, et à terre en soutien des chercheurs embarqués, plus de 50 scientifiques se sont mobilisés. Parmi eux 17 étaient français (13 du Muséum national d’histoire naturelle dont nous faisions partie).

Ces derniers étaient en charge de toutes les opérations de récolte des organismes benthiques (ceux qui vivent sur le fond des océans par exemple l’éponge Stylocordyla chupachups en forme de sucette géante, l’ascidie solitaire Molgula pedunculata qui colonise les espaces laissés nus par le passage des icebergs grâce à sa croissance rapide ou encore la comatule Promachocrinus kerguelensis), des prélèvements de tissus et de la conservation des collectes afin d’être analysées plus tard dans les laboratoires.

L’objectif majeur du CEAMARC était de recenser la biodiversité dans une zone pratiquement inexplorée de l’océan austral et relativement peu touchée par le changement global ou par les effets de l’exploitation des ressources.

Les objectifs de notre mission

Poisson téléostéen de la famille des Channichthyidae qui possède un sang blanc dépourvu d’hémoglobine

© IPEV / AAD / MNHN

Notre mission était, après l’expédition dirigée par l’Australien Douglas Mawson en 1911-1914, d’établir un état des lieux, un « point zéro » de référence, qui permettra dans le futur de comprendre les effets du changement global sur les faunes benthiques de la Terre Adélie, et de séparer ces impacts des effets dus à la variabilité naturelle.

Les écosystèmes de l’océan Austral sont uniques et fragiles. Cet océan est isolé des autres océans depuis environ 25 millions d’années par un courant circumpolaire extrêmement puissant qui agit comme une barrière écologique quasiment impénétrable. C’est pourquoi les organismes qui y vivent sont très souvent endémiques et adaptés à des conditions très particulières de température, de dynamique de la glace, ou de saisonnalité de la production primaire. Les poissons téléostéens de la famille des Channichthyidae, les poissons des glaces, par exemple, sont dépourvus d’hémoglobines et présentent un sang « blanc », caractère unique que l’on ne trouve qu’en Antarctique.

Malgré tout, les peuplements benthiques sont relativement dynamiques, car souvent perturbés par le passage des icebergs qui agissent comme de véritables charrues, scarifiant profondément le fond de l’océan et ne laissant guère de chance de survie à qui se trouve sur leur passage.

Il est important de bien connaître ces phénomènes et les cinétiques de recolonisation qui leur font suite afin de bien appréhender les risques qui pèsent sur les communautés benthiques de l’océan Austral. C’est ce que nous avons entrepris de faire sur l’Aurora Australis. Nous avons établi un plan d’échantillonnage systématique adapté à notre niveau de connaissance préalable et aux objectifs fixés.

L’objectif principal était de décrire les assemblages de communautés d’espèces benthiques et leur niche écologique afin de les cartographier. Pour ce faire, il a été nécessaire de réaliser un inventaire de toutes les espèces, et d’établir l’intervalle de profondeur où elles vivent et leur distribution géographique. Il a aussi été nécessaire de caractériser les conditions biologiques et physico-chimiques qui permettent le fonctionnement de ces assemblages.

Une mission où rien n’est laissé au hasard

L’océan Austral est difficile d’accès et très éloigné de toute terre habitée. La recherche dans ce coin perdu du monde a un coût considérable (de l’ordre du million d’euros). Il est donc nécessaire d’optimiser le temps d’utilisation des navires en récoltant le maximum de données et en impliquant le plus grand nombre de spécialistes possible.

Nous avons ainsi déployé un panel important d’outils différents qui ont permis de récolter les organismes et mesurer, sur chaque station, les paramètres dont nous avions besoin : deux types de chaluts à perche qui ont permis de récolter la faune benthique ; une caméra et un appareil photo fixés sur la perche d’un des chaluts nous ont permis de voir les fonds comme si nous y étions et d’observer les organismes et leur comportement ainsi que leurs habitats et leurs interactions ; une drague afin d’explorer les fonds rocheux sur lesquels les chaluts se déchirent ou se bloquent.

Les opérations en mer sont fortement dépendantes de la météorologie, de la hauteur de la houle et de la présence de glace. Les grands navires océanographiques peuvent travailler dans des conditions de mer forte, mais il y a des limites. Au-delà de 40 nœuds de vent (75 km/h) et au-delà d’une hauteur de houle de 5 mètres, les marins préfèrent se mettre face aux vagues et attendre une accalmie.

Calotte glaciaire vue depuis la mer au large de la Terre Adélie

© IPEV / AAD / MNHN

C’est particulièrement vrai dans cette région du monde où les vents provenant du cœur du continent peuvent s’abattre sans crier gare, chargés du froid mortel de la calotte glaciaire et accélérés jusqu’à atteindre 150 à 200 km/h ! Les grands icebergs qui s’élèvent parfois à 50 mètres au-dessus de l’eau procurent dans ce cas aux marins une protection bienvenue. La banquise est aussi un facteur limitant, car même si nous disposions d’un véritable brise-glace, nous ne pouvions déployer nos engins sans risque que lorsque nous étions sur l’eau libre. Par exemple, en arrivant sur notre zone d’exploration, vers la longitude 140°, en face de la station Dumont d’Urville, nous nous sommes aperçus que la banquise n’avait pas encore fondu. Il nous était donc impossible de déployer nos engins, et nous avons ainsi perdu quelques journées de travail et avons déplacé quelques stations d’échantillonnage afin de nous adapter à la réalité du terrain.

La journée type d’un scientifique à bord de l’Aurora Australis

Nous nous sommes répartis en deux équipes qui ont fonctionné jour et nuit afin d’optimiser le nombre d’opérations. Chacune de ces équipes se voit attribuer un quart, celui de jour entre midi et minuit ou celui de nuit entre minuit et midi. Bien entendu, en plein été austral, la nuit est une notion très relative. Ces quarts vont rythmer, pendant nos six semaines de mer, toutes nos activités à bord. Le quart de nuit se lève avant midi pour profiter du déjeuner qui est aussi notre petit-déjeuner.

L’œil rivé sur l’écran des opérations en cours, nous mangeons rapidement et prenons le relais de l’équipe de jour qui meurt de faim. Les chaluts s’enchaînent, 30 minutes pour descendre, 10 minutes de traîne sur le fond, 30 minutes de remontée. Nous trions sur le pont arrière, exposés au vent froid, les mains plongées dans l’eau et la boue glacées -1 °C, -2 °C, où tant d’organismes pourtant semblent prospérer. Nous ôtons rapidement les organismes les plus fragiles et les plus accessibles ; puis nous tamisons le mélange de sédiments et d’organismes sur des tamis de mailles décroissantes afin de « laver » les organismes et les trier par classes de taille. Suivant la taille de la récolte, ce tamisage peut durer plusieurs heures.

Nous faisons passer vers le laboratoire humide quelques mètres en arrière de nous, à l’abri des intempéries, le résultat de notre tri. Nos collègues y réalisent un tri par groupe taxonomique plus précis, ils y réalisent aussi des photographies, des prélèvements divers et variés (tissus pour ADN, isotopes stables, histologie). Chaque lot d’organismes reçoit une étiquette comprenant le numéro de la station, le numéro de l’évènement, et un numéro d’inventaire unique ; chaque lot est alors conditionné pour stockage à long terme (soit dans l’éthanol, soit dans le formol) avant rapatriement au Muséum national d’histoire naturelle pour étude plus fine.

Nous devons également nettoyer le chalut à grands jets d’eau de mer et en profitons pour nous débarrasser de la boue qui colle à nos vêtements. Notre navire bouge, il prend de la vitesse, nous rejoignons notre station suivante. Et tout recommence. Hors ces quarts, le travail ne cesse pas. Il faut vérifier les niveaux et le degré d’alcool dans nos bidons afin d’éviter que nos échantillons ne s’abiment.

Nous préparons les étiquettes uniques affectées à chaque échantillon pour le quart suivant : fil à coudre et petits ciseaux sont requis. Nous saisissons les données acquises dans la journée dans notre base de données. Enfin, nous écrivons des billets de blog. Tout ceci, bercés par la houle que la banquise amenuise. Nous montons à la passerelle chaque jour pour discuter des opérations à venir. Le chef de mission, le capitaine, les océanographes, tous ensemble nous essayons de trouver le meilleur compromis entre les disciplines en fonction du temps restant et de la météo. Nous dormons peu mais d’un sommeil de plomb dans nos bannettes confortables fermées d’un rideau coulissant pour respecter l’intimité des colocataires des cabines.

Parfois, alors que nous sommes sur le pont arrière, les pieds et les mains dans une boue froide et gluante, des baleines à bosse curieuses de notre présence s’approchent. Toute activité cesse immédiatement, et nous nous agglutinons tous contre le bastingage pour observer ces fascinants animaux, nous remplir de leur calme communicatif et admirer la beauté de ce monde reculé. D’autres fois, ce sont des icebergs aux formes incroyables et aux couleurs bleutées qui nous invitent à la méditation. Ce sont des moments d’émerveillement qui donnent à notre mission une saveur bien particulière.

Remontée du chalut à perche depuis le pont arrière de l’Aurora Australis

© IPEV / AAD / MNHN

Tri des spécimens dans le laboratoire humide de l’Aurora Australis

© IPEV / AAD / MNHN

Au final, ce sont 89 stations qui nous ont permis de récolter plus de 6 000 lots. Nous avons identifié plus de 400 espèces d’invertébrés et 80 de téléostéens. Parmi ces espèces certaines sont nouvelles pour la science, comme le Zoarcidae Barbapellis pterygalces, d’autres ont été observées pour la première fois dans cette zone.

En parallèle, plus de 17 heures de vidéo ont été réalisées. Ces images nous ont permis de mieux appréhender les assemblages de communautés et le comportement, jusque-là inconnu, de ces animaux. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce ne sont pas les téléostéens qui nagent le plus à l’approche du chalut, mais les crinoïdes (une cousine des oursins). Ce sont plus d’une trentaine d’articles scientifiques qui sont parus présentant des résultats sur la description d’espèces depuis le moléculaire jusqu’aux populations, sur les habitats, sur l’écorégionalisation, sur la cartographie et les fonds sous-marins. De nombreux articles sont encore en préparation, comme un atlas des faunes benthiques récoltées lors de la campagne CEAMARC.

Outre l’apport de connaissances scientifiques considérables, cette mission a permis d’alimenter le travail de plusieurs doctorants, a servi de support pour l’enseignement et la médiation scientifique.

Treize ans après le CEAMARC, il devient urgent de faire un autre recensement complet de cette zone afin d’évaluer l’impact du changement global sur cette biodiversité unique

Tous ces efforts au cours des dernières 13 années n’ont pas été vains. Deux zones de protection spéciales ont été mises en place dans la zone du CEAMARC suite à la découverte d’écosystèmes marins vulnérables. Aucune activité humaine n’y est plus autorisée ! L’océan Austral est aujourd’hui soumis a deux contraintes majeures : l’exploitation des ressources par la pêche et le changement global. Pour permettre à ces écosystèmes si fragiles de s’adapter aux changements à venir, il est important de protéger des zones sanctuarisées où les espèces auront peut-être le temps de s’adapter. C’est l’objectif que s’est donnée la communauté des scientifiques qui travaillent en Antarctique en proposant six aires marines protégées tout autour du grand continent blanc. Gageons que les 26 nations impliquées dans ce projet sauront trouver un terrain d’entente.

Nadia Améziane, systématique des échinodermes, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Marc Eléaume, Maître de Conférence du Muséum national d'Histoire naturelle, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. Article publié le 10 mai 2021.

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