S’adapter à un nouvel aliment, le lait
Toutes les espèces s’adaptent à leur environnement. L’espèce humaine ne fait pas exception. Ses populations se sont adaptées génétiquement à différents climats, différentes altitudes, différents pathogènes mais aussi différentes sources de nourriture. Ce fut notamment le cas lorsque le lait animal est apparu dans l’alimentation, avec les débuts de l’élevage des vaches, brebis, chèvres et juments. Les humains de l’époque étaient-ils prêts à digérer cet aliment ? Dans le cas contraire, quelles solutions ont été adoptées ?
Digestion du lait
Le lait est l’un des aliments introduits dans l’alimentation humaine lors de la transition néolithique. Auparavant, et bien que le lait soit l’aliment exclusif des nourrissons, sa consommation chez les chasseurs-cueilleurs était restreinte à la petite enfance, les animaux sauvages ne pouvant pas être traits. La production de lactase (l’enzyme qui permet de digérer le lactose – le sucre du lait) par l’organisme ralentit d’ailleurs considérablement après le sevrage, pour ensuite complètement disparaître, chez les humains comme chez tous les mammifères. Le lactose traverse alors l’intestin grêle sans être absorbé et finit dans le gros intestin. Deux conséquences néfastes sont alors observées. La présence de ce sucre dans le côlon entraîne des diarrhées plus ou moins sévères, et sa fermentation par les bactéries présentes dans le côlon (microbiote intestinal) entraîne la formation de flatulences et des crampes abdominales. Avant le Néolithique, les populations humaines dans l’âge adulte ne pouvaient donc pas digérer le lactose.
Une caractéristique inégalement partagée
Actuellement, environ un tiers des humains ont conservé l’aptitude à digérer le lactose à l’âge adulte. Ces individus, dits « lactase persistants », se répartissent de manière très inégale. Ils sont fréquents (plus de 70 %) au nord de l’Europe (ou dans les populations descendant de ces peuples, comme, par exemple, les colons australiens ou néo-zélandais), dans certaines populations d’Afrique de l’Est et dans la péninsule arabique. À l’inverse, ils sont beaucoup moins fréquents (moins de 20 %) en Asie de l’Est, chez les Amérindiens, en Afrique du Sud ou dans certaines autres populations d’Afrique. L’hypothèse est que les populations fortement lactase persistantes (les populations agropastorales européennes qui pratiquaient l’élevage de vaches, de brebis et/ou de chèvres ainsi que les populations pastorales nomades en Afrique et en Arabie, qui élevaient des bovins, des chèvres ou des chameaux) le sont devenues en consommant fréquemment du lait à partir du Néolithique. En revanche, les populations de chasseurs-cueilleurs ou les populations d’agriculteurs et d’éleveurs qui ont domestiqué des espèces animales produisant pas de lait (cochons, volailles, lamas) ou dont le lait ne faisait pas partie de l’alimentation sont restées intolérantes au lactose. Il s’agirait donc d’une adaptation à un changement de mode de vie. C’est un exemple unique de coévolution biologie-culture : un changement culturel a entraîné un changement biologique qui lui-même a renforcé le changement culturel. Cette adaptation génétique est également un cas d’école d’évolution convergente, puisque au moins cinq mutations génétiques différentes (mais très proches les unes des autres dans le génome) ont permis, indépendamment, à différentes populations humaines de devenir lactase persistantes.

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Une question demeure cependant : qu’en est-il des populations d’éleveurs des steppes d’Asie centrale, dont l’alimentation est fortement basée sur les produits laitiers mais qui ne sont pas connues comme étant lactase persistantes ? Un projet de recherche du Muséum national d’Histoire naturelle, a étudié la question en 2010 en échantillonnant 183 individus en Ouzbékistan : 83 Kazakhs (éleveurs) et 100 Tajiks (agriculteurs). De manière surprenante, la fréquence de persistance de la lactase s’est révélée assez faible, et non significativement différente, entre les éleveurs (30 %) et les agriculteurs (24 %). D’autres campagnes d’échantillonnage ont été menées en 2020 sur une plus large population dans cette même région ont confirmé que la fréquence de persistance de la lactase chez ces peuples est comprise entre 3 et 24 %, donnée qui ne s’accorde pas avec l’hypothèse d’une simple adaptation génétique à la consommation de lait animal.
Pourquoi ces populations ne sont-elles donc pas lactase persistantes ? Une première possibilité est que la transition vers l’élevage ait eu lieu plus tardivement en Asie centrale qu’en Europe ou en Afrique. Cette transition n’aurait donc pas laissé assez de temps pour que l’adaptation génétique s’opère, alors que les données archéologiques témoignent pourtant d’une consommation de lait de jument au Kazakhstan dès − 5500 avant notre ère. Cependant, des études d’ADN ancien ont montré que ces éleveurs de chevaux n’ont pas laissé de descendants aujourd’hui et que les populations pastorales actuelles d’Asie centrale descendent plutôt de chasseurs-cueilleurs est-asiatiques devenus éleveurs de chevaux vers −3500 et ayant ensuite migré vers l’ouest. Nous avons alors utilisé d’autres données d’ADN ancien pour comprendre à quel moment la mutation génétique permettant d’être lactase persistant a augmenté en fréquence en Europe. Nous avons observé que cette mutation est apparue en Europe centrale à la fin du Néolithique et s’est propagée à faible fréquence d’Europe de l’Ouest jusqu’au Kazakhstan entre − 4000 et − 3000, puis n’a véritablement augmenté en fréquence en Europe qu’à partir de − 3000. Alors, puisqu’il semble qu’il y aurait eu largement assez de temps pour que la sélection opère dans l’est de l’Asie, pourquoi la sélection naturelle n’a-t-elle pas favorisé les individus lactase persistants dans cette région comme cela a été le cas en Europe et en Afrique ? Une hypothèse aurait été que le lait de jument serait moins riche en lactose que celui des bovins ou des ovins. Or c’est tout l’inverse. Le lait de jument est un des laits les plus riches en lactose (6,6 g de lactose pour 100 g de lait par rapport à 4,7 g pour le lait de vache), il est même tellement sucré qu’il fermente spontanément. Laissé à l’air libre (donc au contact des bactéries du milieu), il s’alcoolise pour devenir une sorte de bière de lait (le koumis en Asie centrale, l’aïrag en Mongolie).
Une spécificité des éleveurs des steppes est justement de ne jamais boire le lait cru, mais toujours transformé – soit chauffé puis dilué dans le thé, soit transformé sous forme de produit laitier dépourvu de lactose (boisson fermentée, yaourt, fromage, beurre, crème). Une analyse a montré que la consommation par les éleveurs mongols de lait chaud dilué dans le thé était minoritaire, au profit d’une consommation transformée dépourvue de lactose (beurre, crème, fromage) ou contenant du lactose, mais également des bactéries lactiques qui permettent de digérer le lactose (boisson fermentée, yaourt), consommation qui n’entraîne pas les symptômes de diarrhées ou de crampes liés à une consommation de lactose seul. Les pratiques culturelles des éleveurs d’Asie centrale pourraient ainsi constituer une adaptation culturelle, tandis que les populations d’Europe et d’Afrique seraient passées par une adaptation génétique pour répondre au même problème.
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Taux d’individus lactase persistants dans le monde et leur répartition
© CNRS / MNHN - L. SégurelDu fromage plutôt que du lait ?
Cette hypothèse pourrait également expliquer l’étonnante observation que la fréquence de persistance de la lactase est bien plus faible en Europe du Sud qu’en Europe du Nord, alors même que la transition néolithique est arrivée plus tôt du sud que du nord. En effet, les Européens du Nord sont actuellement principalement des consommateurs de lait frais (vache), tandis qu’au Sud la consommation de fromage et de yaourt prédomine (traditionnellement avec une majorité de troupeaux de chèvres et de brebis). La question se pose alors en d’autres termes, puisque nous savons que les Européens savaient faire du fromage depuis au moins 7 000 ans avant notre ère. Pourquoi les populations nord-européennes (et africaines) ont-elles consommé pendant des millénaires (c’est-à-dire pendant tout le temps où la mutation n’était pas encore majoritaire) du lait frais entraînant des symptômes importants, s’il était possible de le transformer pour soulager les symptômes ? Il serait peut-être présomptueux de penser que nous arriverons un jour à comprendre ce qui a motivé les choix culturels qui ont été faits par les humains du passé. Cependant, le point commun des populations actuellement lactase persistantes est qu’elles étaient majoritairement des éleveurs de vaches ou de chameaux, et cela a peut-être eu des conséquences sur la quantité et la qualité du lait obtenu, et donc sur ses possibles usages. Ce qui est sûr, c’est que la culture ne nous a pas délivrés des contraintes naturelles, mais représente bien une force majeure de l’évolution des populations humaines.
Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022.
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Autrice

Laure Ségurel
Chargée de recherche au Muséum national d'Histoire naturelle (Éco-anthropologie - UMR 7206)

La Terre, le vivant, les humains
La Terre, le vivant, les humains
- Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
- 2022
- Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
- 196 × 249 mm
- 420 pages
- 45 €