Partager sur
Que sont les sphéroïdes, ces mystérieux objets préhistoriques ?
Préservés à travers le temps, les objets en pierre représentent de précieux indices pour appréhender les comportements de nos ancêtres préhistoriques. En particulier, les objets regroupés sous les termes de polyèdres, sphéroïdes et bolas (PSB) sont des artefacts en pierre taillée énigmatiques, la question de leur fonction restant encore ouverte aujourd’hui chez les préhistoriens.
Produits durant les deux derniers millions d’années à travers tout l’Ancien Monde, ces objets sont très fréquents dans les sites d’Afrique et d’Asie, mais curieusement, ils sont beaucoup plus rares en Europe. Dans la littérature, leur définition dépend surtout de leur proximité à la sphère : ce sont des objets taillés sur au moins trois faces, de morphologie angulaire pour les polyèdres, sphérique facettée pour les sphéroïdes et parfaitement sphériques pour les bolas. Leurs tailles et poids sont aussi très variables, allant de quelques grammes à plusieurs kilos.
Malgré leur fréquence dans les sites, ces objets sont très peu étudiés et restent mal connus. Quels étaient leurs rôles dans le quotidien des hominines fossiles ? De plus, produire de tels objets est un processus complexe : pourquoi les hominines n’utilisaient-ils pas de simples galets sphériques, au lieu de transformer des galets en sphéroïdes ? Une étude menée par des scientifiques du Muséum, centrée autour de 513 de ces pierres taillées, provenant de neuf sites paléolithiques de France et d’Afrique du Nord, a permis d’apporter de nouveaux éléments pour répondre à ces questions.
Lire aussi
Qui a fabriqué les premiers outils ?
Un débat de longue date
Tout d’abord, il s'agit de faire un point sur les études et théories existantes. C’est en 1847 que Boucher de Perthes décrit pour la première fois ces types d’objets, les nommant « haches celtiques » lorsqu’il découvre ces boules de pierre dans le nord de la France. Dans la littérature scientifique, deux hypothèses principales proposent que ces objets soient soit des outils façonnés pour réaliser une tâche précise, soit au contraire des nucléus en phase finale, c’est-à-dire des déchets de taille dont on a extrait autant d’éclats que possible, et où les éclats sont les produits recherchés.
Pour les auteurs considérant que ces objets remplissent une fonction précise, beaucoup y voient des projectiles, se basant principalement sur un raisonnement actualiste, c’est-à-dire par comparaison avec des objets utilisés encore récemment : ici, les bolas de boleadoras sud-américaines. Ces bolas sont des objets sphériques liés par de la corde, utilisés par les Amérindiens et les gauchos comme armes de jet. Cette comparaison fut si populaire que les bolas sud-américaines donnèrent leurs noms aux bolas préhistoriques.
D’autres auteurs suggèrent que les sphéroïdes sont des percuteurs, c’est-à-dire des outils en quelque sorte analogues à des marteaux, mais la plupart de ces études ne reposent sur aucune analyse. Toutefois, cette hypothèse est soutenue par l’une des seules analyses tracéologiques menées sur les sphéroïdes, qui, via l’étude des traces d’utilisation à la surface des pièces du site de Qesem (Israël), a conclu que ces pièces ont été utilisées pour briser des os afin d’en extraire la moelle. Des expérimentations suggèrent également que les sphéroïdes du site de Jonzac (France) ont servi de percuteurs pour tailler des outils en silex. Enfin, d’autres auteurs proposent – sans analyse préalable – que les sphéroïdes seraient des têtes de massue ou des pilons.
Une étude inédite sur plus de 500 artefacts
Les théories sur les fonctions des polyèdres et sphéroïdes sont donc nombreuses, mais reposent rarement sur des preuves. Dans une étude portée par les scientifiques du Muséum, ont été analysés 513 de ces objets provenant de neuf sites de France et d’Afrique du Nord, datant de 1,8 million d’années à 169 000 ans. A été menée une analyse tracéologique, visant à documenter et interpréter les traces parfois microscopiques à la surface des objets. Ces traces fournissent notamment des indices sur les modes de production et d’utilisation des pièces, mais aussi sur tous les processus naturels ou accidentels qu’ils ont pu subir.
Pour interpréter ces traces, il est nécessaire de créer des référentiels, c’est-à-dire des banques de photographies de traces dont les paramètres de création sont connus (par exemple : la tâche réalisée, le nombre de mouvements). Pour créer ces référentiels, des expérimentations sont menées : il s’agit de tailler des répliques de sphéroïdes et de les utiliser dans différentes tâches (cassage d’os, écrasement de plantes) afin de documenter l’évolution des traces à leur surface.
Grâce à ces référentiels, il est possible d’interpréter les traces sur les objets archéologiques par comparaison : sont-elles dues à la production ou à l’utilisation ? À quelle utilisation ? De plus, les dimensions d’un objet, son poids et son ergonomie sont autant de facteurs qui peuvent être pensés par le tailleur. L’étude de tous ces paramètres a ainsi permis d’étayer diverses hypothèses.
Des indices laissés lors de la fabrication
D’après les résultats obtenus, les polyèdres et sphéroïdes sont surtout produits dans des roches robustes, résistantes à des chocs violents, telles que le basalte ou le quartzite. Au contraire, les matériaux moins robustes comme le silex ont été systématiquement évités durant deux millions d’années pour produire ces objets. Or, d’après les expérimentations, le silex est adapté pour fabriquer de tels artefacts. Ainsi, le silex semble avoir été évité plutôt pour des raisons fonctionnelles : les sphéroïdes serviraient dans des activités nécessitant une résistance à des chocs violents. Cela pourrait aussi permettre de discuter la rareté des sphéroïdes en Europe du Nord-Ouest, où les sites sont surtout localisés dans des bassins sédimentaires riches en silex et où l’industrie est très focalisée sur l’exploitation de cette roche.
Les expérimentations ont montré que des traces intenses sont créées à la surface de l’objet lors de sa production. Au contraire, l’utilisation ne produit que peu ou pas de traces. Ainsi, contrairement à ce qui a été avancé dans la littérature, la plupart des traces à la surface des sphéroïdes ne sont pas dues à une utilisation intense, mais à leur production. Cependant, ces objets ont pu être utilisés sans qu’aucune trace d’utilisation ne soit visible à la surface, comme c’était le cas dans la plupart des expérimentations menées par les scientifiques.
Pourquoi fabriquer ces objets ?
Les rares traces d’utilisation qui ont été identifiées sur les pièces archéologiques pourraient indiquer des activités de percussion, comme du cassage d’os. La robustesse de ces objets – de par leurs matières premières et leurs arêtes robustes – ainsi que leur morphologie qui tend vers la sphère semblent être des aspects fonctionnels et/ou ergonomiques recherchés par les hominines qui produisaient ces objets. Ainsi, la plupart des pièces du corpus semblent avoir été façonnées pour réaliser des activités requérant une résistance à des chocs violents.
Aucun avantage à utiliser un sphéroïde plutôt qu’un galet n'a été observé. Il y a donc un paradoxe entre la complexité du processus de manufacture et l’efficacité de ces objets, qui égale un simple galet. Dans certains cas, ce paradoxe pourrait indiquer que les sphéroïdes ne seraient pas directement produits à partir de galets, mais qu’ils seraient plutôt le fruit d’un recyclage d’objets produits sur galets (nucléus, outils sur galets).
D’après l'étude, ces objets représentent une grande diversité de pièces ayant pu avoir des modes de production et d’utilisation variés selon les sites, les régions et les périodes. Une simple catégorisation morphologique (polyèdre, sphéroïde, bola) n’est donc pas suffisante pour rendre compte de cette diversité. Pérennes et ubiquitaires, ils ont certainement été diffusés, adaptés et réinventés à travers tout l’Ancien Monde au Paléolithique. Afin de corroborer les hypothèses des scientifiques, cette analyse fonctionnelle doit être couplée à l’étude des modes de production de ces objets : il s’agit du second volet de cette étude.
Autrice
Julia Cabanès
Chercheuse associée au Muséum national d'Histoire naturelle (Histoire naturelle de l'Homme préhistorique - UMR 7194)
Référence
Cet article est adapté d'un article de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original. Article publié le 5 septembre 2024.
Quoi de neuf au muséum ?
Événement
Retrouvez nos actualités et nos dossiers thématiques pour mieux comprendre l'humain et la nature.