Les tardigrades, des animaux à toute épreuve ?

Lecture de 8 min

Publié le 8 mars 2024

Pour remonter les traces du tardigrade, il faut retourner au XVIIIe siècle et se rendre à Quedlinbourg, une petite ville de Saxe en Allemagne. Il faut aussi s’équiper d’un des meilleurs microscopes de l’époque, choisir soigneusement parmi les pièces disponibles la bonne combinaison de lentilles permettant le grossissement idéal et regarder par-dessus l’épaule d’un pasteur protestant quels « insectes aquatiques étranges » se tortillent sous l’objectif. Trois siècles plus tard la popularité de ce petit animal ne cesse de croître.

La première description écrite d’un tardigrade a été réalisée par Johann August Ephraim Goeze, qui était un remarquable prédicateur et un très bon pédagogue. À l’âge de 41 ans, il se prend d’enthousiasme pour la microscopie. Ce fut le début d’une incroyable série de découvertes, dont celle des tardigrades. En 1773, Goeze travaille sur la traduction du Traité d’insectologie, initialement publié en deux volumes en 1745 par le naturaliste et philosophe genevois Charles Bonnet. La première partie du traité concerne des « observations sur les pucerons » et met notamment en évidence la parthénogenèse chez ces organismes. La deuxième partie est consacrée à des « observations sur quelques espèces de vers d’eau douce qui, coupés par morceaux, deviennent autant d’animaux complets ». C’est en s’intéressant à cette deuxième partie que Goeze fit la découverte du tardigrade, en ajoutant l’observation suivante : « À propos du petit ours d’eau (Ueber den kleinen Wasserbär) ».

Cette description faite par Goeze marque alors un tournant dans l’histoire de la tardigradologie. Peu de temps après, trois autres notes sur les tardigrades se succèdent rapidement sans se citer les unes les autres. Il y a tout d’abord le botaniste italien Bonaventura Corti, qui réalise des observations microscopiques sur la trémelle et la circulation des fluides dans une plante aquatique (1774), puis le zoologiste allemand Johann Conrad Eichhorn, qui publie de remarquables observations sur les « plus petits animaux aquatiques qui ne peuvent être vus à l’œil nu et que l’on trouve dans les eaux de Gdansk et de ses environs ». Ses observations précises, et l’exactitude de ses dessins, lui vaudront d’être reconnu par la communauté scientifique. Il est fort probable qu’Eichhorn ait découvert les tardigrades avant son compatriote Goeze. Hélas, son ouvrage ayant été publié deux ans après celui de Goeze, il ne pourra jamais revendiquer la plus haute marche du podium. 

Enfin, c’est dans ses Opuscules de physique animale et végétale que l’abbé Lazzaro Spallanzani effectue également une observation des tardigrades (1776) qui fera figure de référence. Spallanzani fait alors la description d’un « animalcule » jaunâtre dans la section II de ses opuscules. Le petit habitant des « sables de toits » côtoie des rotifères et des nématodes (que Spallanzani appelle petites anguilles) et possède la propriété, comme eux, de « ressusciter après la mort » et, dans certaines limites, de « ressusciter autant qu’on le veut ». L’animal, jugé plutôt disgracieux et dont la forme du corps est comparée à un testicule de coq, faisait preuve de difficultés à se mouvoir sur le verre de montre utilisé lors de l’observation mais avait un mouvement progressif régulier dès lors qu’il était remis sur le sable. En observant sa démarche lente et semblable à « une tortue qui rampe », Spallanzani eut alors l’idée de l’appeler tardigrade (qui signifie littéralement marcheur lent) et s’offrit ainsi une place de choix dans l’histoire de la tardigradologie. 

Mais ce serait injuste de réduire l’apport de Spallanzani à l’invention du nom tardigrade. Dans son traité, il est le premier à décrire de manière précise le phénomène de cryptobiose et propose une comparaison avec les rotifères et les nématodes. Il indique ainsi que, en absence d’eau, « le mouvement se perd » chez le tardigrade, que « les jambes se retirent et rentrent dans le corps », qu’il « se rapetisse beaucoup et se sèche tout à fait ». Il indique également que le nématode et le rotifère ne peuvent « ressusciter » qu’un nombre limité de fois mais que le tardigrade semble s’accommoder plus facilement des conditions de l’expérience. Il constate également la capacité de ces organismes à résister au froid. Après cela, peut-être du fait de sa relative rareté, la trace du tardigrade se perd à travers les ans et il lui faudra attendre le XXe siècle pour défrayer à nouveau la chronique. Il est possible aujourd’hui de consulter au Muséum national d’histoire naturelle une exceptionnelle collection de tardigrades marins, fruit du travail de Jeanne Renaud-Mornant, qui était une grande spécialiste de ce groupe. Certaines espèces et même certaines familles de tardigrades portent encore son nom (renaudarctidae).

Tardigrade

Spécimen de tardigrade de la collection méiofaune du Muséum

© MNHN
Image scanner d'un tardigrade

Tardigrade

© MNHN - G. Toutirais

Endurance aux conditions extrêmes

Parmi toutes les épreuves que le tardigrade a dû traverser, certaines sont plus fantaisistes que d’autres. Envoyé dans l’espace (sans scaphandre) lors d’une mission spatiale de la NASA, il a également été impliqué dans le crash de la sonde lunaire israélienne Beresheet ou encore placé dans des balles creuses tirées d’un pistolet à grande vitesse pour tester sa résistance à l’écrasement. Il a démontré sa résistance aux conditions les plus extrêmes, y compris les températures élevées, la congélation rapide à des températures proches de 0 °K (−273 °C), des doses chocs d’UV et de rayons X, et l’immersion dans des saumures saturées et des solvants organiques. Ces expériences, pour extravagantes qu’elles puissent paraître, n’en sont pas moins riches en informations sur le métabolisme et la physiologie de ce métazoaire. Par exemple, chez l’espèce extrémophile Ramazzottius varieornatus, dont le génome complet a été séquencé en 2016, des chercheurs japonais ont mis en évidence la présence d’une protéine nommée Dsup (contraction de l’anglais damage suppressor) que l’on ne trouve que chez ce tardigrade et qui semble conférer à l’animal une résistance hors norme aux radiations. Plus extraordinaire encore, en utilisant des cellules humaines en culture, les chercheurs ont démontré que Dsup supprimait les dommages à l’ADN induits par les rayons X d’environ 40 % et améliorait la radiotolérance, ce qui ouvre des perspectives intéressantes pour de futures applications médicales, notamment en cancérologie. 

En 2019, des chercheurs américains ont montré que Dsup est une protéine qui protège la chromatine de certaines molécules hautement instables et destructrices. Ces chercheurs ont pu identifier précisément le fonctionnement de Dsup et ont mis en évidence qu’un gène similaire (dit orthologue) d’une autre espèce de tardigrade (Hypsibius exemplaris) répare de manière similaire l’ADN. Ils ont également constaté des similitudes très fortes entre la protéine Dsup des tardigrades et une famille de protéines appelées HMGN (high mobility group proteins) présente chez les vertébrés. L’origine des séquences de type HMGN dans les protéines des tardigrades est, pour l’instant, un mystère, et le lien évolutif entre les deux protéines reste encore à découvrir. 

Rappelons que les tardigrades représentent un embranchement à part dans l’arbre du vivant et qu’ils comptent un peu plus de 1 200 espèces différentes. Leurs plus proches voisins, cela fait consensus, sont les arthropodes, et ils appartiennent par ailleurs au clade des panarthropodes. Cependant, leur position exacte dans ce clade n’est malheureusement pas encore élucidée. Il semble donc que les tardigrades n’aient pas encore livré tous leurs secrets. Le Muséum national d’Histoire naturelle accueille régulièrement les plus grands taxinomistes des tardigrades afin de percer le mystère de leur diversité. De plus, une équipe de recherche travaille actuellement à mieux comprendre leurs mécanismes de réparation de l’ADN.

Adaptations aux habitats

Tardigrade

Tardigrade

© MNHN - J. Montano

Comme tout ourson d’eau qui se respecte, le tardigrade est avant tout un animal aquatique. Parmi les différentes espèces de tardigrades, certaines, dites aquatiques, vivent parmi les algues et les végétaux d’eau douce ; d’autres sont marines, souvent inféodées aux interstices des sédiments. Certaines espèces, dites terrestres, vivent sur les mousses et les lichens (ou d’autres végétaux) et ne peuvent se mouvoir, se nourrir et se reproduire qu’à l’intérieur d’une mince pellicule d’eau retenue après les pluies. Pour ces espèces terrestres, l’habitat se révèle relativement extrême du fait du caractère éphémère de celui-ci et de la nature imprévisible des changements éventuels du milieu. En milieu tempéré, une période de sécheresse peut très rapidement entraîner l’évaporation de cette pellicule d’eau alors qu’en milieu polaire et subpolaire la température oscille entre 10 °C et −50 °C, ce qui entraîne inévitablement le gel de ce micro-habitat aquatique. En 2016, des chercheurs japonais ont ainsi révélé dans la revue Cryobiology le résultat de leur expérience étonnante. Ils y décrivent les conditions de récupération et la reproduction, immédiatement après le réveil, de tardigrades de l’espèce Acutuncus antarcticus récupérés dans un échantillon de mousse congelée collecté en Antarctique en 1983 et stocké à −20 °C pendant trente ans. Ce qui demande des capacités hors du commun. 

Pourtant, dans ces écosystèmes, les tardigrades ne sont pas les seuls à avoir développé une remarquable résistance aux stress hydriques ou thermiques. Dans le match qui les oppose à d’autres extrémophiles, ils sont même menés au score. Des chercheurs canadiens ont montré en 2013 que des assemblages de mousses ensevelies sous des glaciers du col du Sverdrup pendant le petit âge glaciaire (1550-1850) présentaient une intégrité structurelle et une diversité exceptionnelles. Bien que les mousses paraissent noircies, des expériences de croissance in vitro ont montré une régénération des bryophytes après 400 ans d’emprisonnement dans la glace. Même si les mécanismes de « retour à la vie » sont probablement différents entre les mousses et leurs habitants, force est de constater que, face à l’adversité, les unes et les autres ont choisi d’adopter une disposition similaire de mise en hibernation. Alors que les tardigrades mobilisent leur arsenal métabolique afin de réparer les dégâts causés aux cellules, les mousses, elles, s’appuient sur la totipotence de leurs cellules, c’est-à-dire leur capacité à se dédifférencier en un état méristématique (analogue aux cellules souches) et à développer une nouvelle plante.

Auteur

Cédric Hubas

Professeur au Muséum national d'Histoire naturelle (Laboratoire de Biologie des Organismes et Ecosystèmes Aquatiques - BOREA, UMR 8067)

Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022. 

La Terre, le vivant, les humains

  • Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
  • 2022
  • Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
  • 196 × 249 mm
  • 420 pages
  • 45 €