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Impact sur la santé publique du réchauffement de l’Atlantique nord
Pourquoi surveiller la température des eaux de la surface des océans, et ce jusqu’au beau milieu de l’Atlantique nord ? Parce que la température est un paramètre physique capital pour toute une série d’études d’océanologie physique et d’écologie. Le suivi régulier des variations de température est crucial sur le long terme pour qui veut comprendre le changement climatique en cours. Mais, comme on va le voir, c’est utile également pour la santé publique.
Kaliningrad, ville tranquille de Russie située sur la rive sud de la mer Baltique. Nous sommes fin juillet, et la ville a atteint ces dernières semaines des records de chaleur jamais enregistrés : 35 °C ! Chez les voisins de Boris, rien ne va plus. La famille est atteinte de diarrhées, accompagnées de vomissements. Et le petit fait une otite externe. Ils ont tous la nausée et sont partis en bloc à l’hôpital ce matin. Ce qui inquiète Boris, c’est que deux de ses collègues de travail, qui habitent à l’autre bout de la ville, ont été hospitalisés pour les mêmes symptômes. Et que des rumeurs d’épidémie courent. Tous ces gens sont en si bonne santé, habituellement ! Boris les a bien vus s’amuser à la plage. Car, avec ces chaleurs, tout le monde va prendre des bains de mer dès que possible. Mais que se passe-t-il ? La réponse se trouve dans la surveillance des températures marines.
Plancton sous surveillance
Mais on ne surveille pas que la température. On surveille également le plancton et on archive les résultats. Le Continuous Plankton Recorder (CPR) est, depuis 1931, le programme le plus fiable de surveillance du plancton, particulièrement pour la Manche, la mer du Nord et l’Atlantique nord. Les archives du CPR ont été dépouillées par Luigi Vezzulli et plusieurs équipes internationales, notamment des échantillons de plancton préservés dans le formol, des prélèvements annuels géo-référencés effectués chaque mois d’août en neuf points de l’Atlantique nord entre 1958 et 2011 (au large de l’Islande, au nord-est de l’Écosse, au large de l’estuaire du Rhin, en mer d’Irlande, au sortir de la Manche, au nord-ouest de l’Espagne, un point au milieu de l’Atlantique nord, au large de Terre-Neuve et au large de la Nouvelle-Écosse). Les équipes ont comparé sur cinquante ans les variations des températures marines de surface de l’Atlantique nord, la composition du plancton et notamment des bactéries du genre Vibrio.
Les bactéries du genre Vibrio sont en effet parmi la plus grande fraction cultivable du picoplancton (la fraction des minuscules organismes dont la taille est comprise entre 0,2 et 2 microns). Vibrio compte 110 espèces, dont trois seulement sont pathogènes pour l’humain. La vedette est bien sûr Vibrio cholerae, agent du choléra. Loin d’avoir disparu, cette maladie concerne encore entre 3 et 5 millions de cas par an dans le monde et provoque entre 100 000 et 120 000 morts annuellement. Mais il s’agit plus généralement de contamination au contact d’eaux douces insalubres que par contact avec l’eau de la mer. Dans l’environnement marin, ces bactéries ne flottent pas mais sont associées à la chitine, une substance à base de sucres et de protéines fabriquée en abondance par de petits crustacés, comme les copépodes (très nombreux), et disponible à la surface de l’animal lui-même ou sur ses mues. Cette substance est fabriquée aussi par certaines algues. L’idée des chercheurs était donc de comparer le suivi des températures des eaux de surface de l’Atlantique nord et la composition du plancton avec les registres médicaux concernant le choléra.
Revenons au plancton. Les chercheurs sont capables d’extraire de chaque prélèvement de plancton marin la fraction du picoplancton. Ils en ont extrait le matériel génétique et l’ont caractérisé, en dépit du fait que ce matériel génétique ait été conservé dans le formol, pour certains échantillons depuis cinquante ans. Parvenir à lire ces informations, alors que le formol casse chimiquement le matériel génétique, représente une véritable prouesse technique. Les banques de données génétiques sur la biodiversité permettent de comparer le contenu génétique d’un échantillon de picoplancton (prélevé à un endroit et à une date précise) pour avoir une idée assez fine des espèces qu’il contient. Voilà de quoi mener l’enquête sur ce qui se passe depuis cinquante ans en Atlantique nord, cette caractérisation permettant de savoir quelles espèces de Vibrio sont dans l’échantillon et surtout en quelle abondance.
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Ça chauffe au nord !
Les températures de surface de l’Atlantique nord sont régulièrement surveillées, notamment celles où s’effectuent les prélèvements. Nous partons du fait que, dans l’hémisphère Nord, la période qui s’étend entre 1983 et 2012 couvre les trente années les plus chaudes jamais enregistrées depuis 1 400 ans. En conséquence, la vitesse de réchauffement des eaux marines européennes dépasse, entre quatre et sept fois, le taux de réchauffement moyen des eaux marines du globe. L’étude confirme bien que les températures de surface des eaux marines de l’Atlantique nord sont montées globalement de 1,5 °C en cinquante ans, une variation importante à cette échelle. Cette augmentation s’accélère nettement depuis 1990.
L’étude montre que, sur huit des neuf points étudiés, les populations de Vibrio augmentent avec la température. Les plus fortes augmentations de l’indice Vibrio sont enregistrées sur une période couvrant les dix dernières années. Les chercheurs ont également examiné la composition des échantillons en phytoplancton (la fraction du plancton composée de microalgues, qui réalise la photosynthèse) et en zooplancton. L’augmentation des Vibrio est corrélée à celle du phytoplancton. Cela pourrait certes résulter du fait que l’augmentation des températures de surface stimule aussi la croissance des algues, mais on sait aussi que certaines de ces microalgues (comme les diatomées du genre Thalassiosira) fabriquent de la chitine, substance, nous l’avons vu, sur laquelle les Vibrio s’attachent préférentiellement. En revanche, la corrélation à l’importance relative des espèces du zooplancton est moins nette, ce qui traduit probablement avec la température un changement d’espèces de copépodes.
Température, plancton, choléra : la chaîne infernale
Enfin, les chercheurs ont également compilé les données épidémiologiques concernant toutes les infections humaines à Vibrio enregistrées en Europe et sur la côte Atlantique des États-Unis depuis 54 ans. Les cas de choléra sont en augmentation, notamment en Europe du Nord lors des vagues de chaleur quasiment consécutives (1994, 1997, 2003, 2006 et 2010), où le nombre d’infections suite à des bains de mer a clairement augmenté. En parallèle, on enregistre aussi une plus forte mortalité de certaines espèces de la faune marine côtière lorsque les Vibrio pullulent. Les années où l’on enregistre le plus grand nombre de cas humains de maladies à Vibrio sont bel et bien les années où l’indice à Vibrio dans les eaux marines est le plus fort. Par exemple, l’année 2006 (avec son été caniculaire) enregistre 60 cas d’infections humaines à Vibrio sur les côtes de la mer du Nord et de la mer Baltique et correspond à l’un des plus forts indices à Vibrio dans les eaux marines jamais enregistrés sur les 50 dernières années. Il existe donc des voies – parfois surprenantes – au travers desquelles le réchauffement climatique produit ses effets sur la santé publique. Santé environnementale et santé humaine sont une seule et même santé.
Une autre leçon de cette histoire tient au fait que ces découvertes n’auraient pas pu être faites sans l’application de programmes ambitieux et de suivi à long terme des températures et sans les banques de données sanitaires et génétiques du plancton. Dans un monde où l’on demande aux chercheurs des résultats à court terme – en général trois ans –, ceux qui s’engagent dans la pérennité des relevés et de la connaissance des collections se doivent d’être aidés. L’astreinte est de tout faire très vite et de compter le temps, ce qui est absurde dans le domaine de la recherche fondamentale.
Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022.
La Terre, le vivant, les humains
La Terre, le vivant, les humains
- Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
- 2022
- Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
- 196 × 249 mm
- 420 pages
- 45 €
Auteur
Guillaume Lecointre
Professeur au Muséum national d'Histoire naturelle (Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité - UMR 7205)
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