Forêts et populations humaines en Guyane, des destins liés
La quasi-totalité de la Guyane est couverte par la forêt tropicale humide ; l’une des plus riches et préservées au monde, et l’une des principales zones d’études des chercheurs du Muséum qui y inventorient la faune et la flore, documentent et valorisent les savoirs locaux et observent l’impact des activités anthropiques.
Les forêts absorbent un quart du CO2 émis sur Terre et abritent 75 % de la biodiversité de notre planète. Les forêts tropicales hébergent les deux tiers de ces richesses naturelles, dont 10 % se trouvent en Amazonie. Ce vaste massif forestier, qui s’étend sur neuf pays et couvre la quasi-totalité de la Guyane, concentre également les menaces liées aux pressions anthropiques, c’est-à-dire dues aux activités humaines. Déforestation, pollution, morcellement entravent ses capacités de régénération et, de fait, son rôle de puits de carbone et de réserve de biodiversité.

Réserve naturelle nationale des Nouragues, Guyane. Vue depuis le haut de l’inselberg à proximité de la station scientifique du CNRS.
© P.-M. ForgetUne forêt scrutée par mille yeux

Virola kwatae (Sabatier, 1997), espèce d'arbre endémique du plateau guyanais pouvant atteindre 55 mètres de haut. Ces arbres de la famille de la noix de muscade (Myristicacées) dépendent des vertébrés frugivores tels que les Ateles ou singes araignées, des kinkajous et des oiseaux toucans pour la dissémination de leurs graines.
© P.-M. ForgetLes bénéfices d’un tel écosystème, mais aussi les pressions qu’il subit sont particulièrement visibles en Guyane, dont 95 % du territoire est couvert par la forêt tropicale. Ce massif forestier y est relativement préservé. Encore peu fragmenté, il révèle la richesse et la diversité de la forêt tropicale.
Le dernier recensement, établi en 2020, dénombrait 1 811 taxons d’espèces ligneuses 1 (contre 130 en France hexagonale) avec une moyenne de 200 espèces d’arbres différents par hectares ! Toutefois, « les pressions anthropiques augmentent, en particulier en raison des infrastructures routières […] qui fragmentent et isolent de larges parties de la forêt mature et facilitent l’exploitation et l’exportation de ses ressources », note une étude de 2022 2, notamment dirigée par Pierre-Michel Forget, écologue au Muséum national d’Histoire naturelle. Les percements routiers exacerbent les menaces qui pèsent sur ce milieu et accélèrent sa dégradation, car toute fragmentation déséquilibre l’écosystème.
Au-delà de la forêt détruite directement par la construction de la route, l’impact de ces ouvertures est toujours énorme, car toute fragmentation perturbe l’équilibre global.
Marie Fleury, ethnobotaniste au Muséum national d’Histoire naturelle et spécialiste de la Guyane
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Molino, J.-F., D. Sabatier, P. Grenand, J. Engel, D. Frame, P. G. Delprete, M. Fleury, G. Odonne, D. Davy, E. J. Lucas, and C. A. Martin. 2022. An annotated checklist of the tree species of French Guiana, including vernacular nomenclature. Adansonia 44:345-903, 559. https://doi.org/10.5252/adansonia2022v44a26
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Coutant, O., Boissier, O., Ducrettet, M., Albert-Daviaud, A., Bouiges, A., Dracxler, C. M., Feer, F., Mendoza, I., Guilbert, E. & Forget, P.-M. 2022. Roads Disrupt Frugivory and Seed Removal in Tropical Animal-Dispersed Plants in French Guiana. Frontiers in Ecology and Evolution 10:805376. https://doi.org/10.3389/fevo.2022.805376

Route Nationale 2 à proximité du Saint-Georges-de-l’Oyapock, en Guyane, à la frontière France-Brésil. Noter en second plan la forêt proche de la route au niveau du dernier corridor écologique avant le pont sur le fleuve Oyapock au fond.
© P.-M. ForgetUne forêt appauvrie

Fruits et graines de Manilkara huberi (Sapotacées) accumulés sous les arbres fructifères dans la forêt proche de la Route Nationale 2, Guyane.
© P.-M. ForgetLes travaux des chercheurs de l’équipe ECOTROP du Muséum national d'Histoire naturelle/CNRS montrent par exemple l’impact sur le rôle des animaux frugivores qui dispersent des graines en les transportant dans leurs déjections ou en les régurgitant lors de leurs trajets. À proximité des routes, les gros mammifères et les oiseaux frugivores se raréfient. Ils sont remplacés par des sujets plus petits entraînant une moindre dissémination des arbres les plus grands comme Virola (yayamadou) ou Manilkara (sapotillier), ce qui représente à terme une source supplémentaire de réduction de la biomasse responsable de la captation du CO2.
L'Amazonie guyanaise polluée par l'orpaillage
La forêt est aussi grignotée par l’exploitation forestière, agricole ou minière. Et aux coupes directes s’ajoutent les polluants. L’orpaillage en Guyane — dont une grande partie, illégale, ronge le Parc national de Guyane —, est particulièrement délétère : sols mis à nu, cours d’eau asphyxiés par les coulées de boues, d’hydrocarbures et de mercure. Ce métal liquide utilisé pour amalgamer l’or intoxique plantes et animaux, sur toute la chaîne alimentaire. Les populations autochtones sont contaminées par le biais des poissons, une ressource importante pour leur alimentation.
Des peuples autochtones en équilibre avec la forêt

Abattis avec plantations de manioc en Guyane
© M. FleuryLes Wayana, l’une des sept populations amérindiennes de Guyane, vivant dans la forêt le long du fleuve Maroni, sont considérablement affectés par la captation des terres, la chasse, la pollution des eaux… « Ces habitants dépendent de la forêt pour leurs activités alimentaires, médicinales, pour la construction de leurs habitats, etc. », expose Marie Fleury, ethnobotaniste du Muséum et spécialiste de ce territoire. « Bien sûr, ils modifient cet environnement qu’ils occupent depuis des millénaires, mais en s’y intégrant, comme tous les autres êtres vivants, car l’homme fait partie de la nature. » Des études menées sur des petits abattis 3, c'est-à-dire des parcelles d’un demi-hectare défrichées pour cultiver du manioc, des bananes, etc., ont même montré que cette activité humaine pouvait augmenter la biodiversité, car de nouvelles espèces venaient s’y installer : des plantes héliophiles (adaptées à la pleine lumière), des oiseaux…
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L’abattis est une parcelle agricole, défrichée chaque année en forêt, cultivée durant deux ou trois ans, puis laissée à l’abandon, selon le principe de la culture itinérante sur brûlis.
Apprendre des populations guyanaises

Boutique de l'association GADEPAM, Guyane
© M. FleuryLa connaissance que ces peuples autochtones ont de leur milieu constitue un riche référentiel pour mieux le comprendre et le protéger. C’est pourquoi les chercheurs répertorient ces savoirs, les conservent et les valorisent. L’antenne du Muséum en Guyane a ainsi contribué à créer un circuit d’économie sociale et solidaire autour de l’artisanat traditionnel et des produits naturels. Cette vitrine associative, appelée GADEPAM (Association pour le Développement et l’Étude des Plantes Aromatiques et Médicinales en Guyane), permet de préserver ce patrimoine et de sensibiliser un large public aux bénéfices des produits forestiers et à la nécessité de les sauvegarder. « C’est aussi un moteur pour pérenniser le lien avec l’écosystème forestier auprès de jeunes générations wayana qui peinent parfois à trouver leur place dans un milieu dont ils perdent la connaissance et les codes », ajoute la chercheuse.

Autre initiative de l'association GADEPAM autour de l'huile de Carapa (Carapa guianensis, Méliacées), produit naturel aussi emblématique que l'andiroba au Brésil ! Pour soutenir l’exploitation de l'huile de Carapa par les Wayãpi à la frontière France-Brésil, des scientifiques du Muséum ont vérifié avec eux que cette filière ne nuisait pas au renouvellement de la ressource dans l'écosystème forestier. Guyane, Trois-Sauts (Haut-Oyapock), 2023. Pour en savoir plus : L’huile de carapa chez les Wayãpi de Trois Sauts, Revue d’ethnoécologie, 26 | 2024.
© P.-M. Forget
Mission de Marie Fleury en 2015 avec les Wayana de Guyane française sur les traces de leur histoire
© M. FleuryDepuis 2013, une équipe menée par Marie Fleury cherche aussi à reconstituer l’histoire des habitants du fleuve et de la forêt 4. Avec le support d’un archéologue et d’un écologue, elle remonte régulièrement le haut Maroni en compagnie d’Anciens de la communauté Wayana dont elle recueille les témoignages culturels oraux. En s’appuyant sur leurs souvenirs et sur des traces matérielles d’anciennes occupations wayana, on dresse une cartographie restituant la localisation des villages disparus et leurs toponymes amérindiens.
Ce travail mémoriel participatif enrichit à la fois les données historiques et géographiques du territoire, mais également celles sur la perception de ses écosystèmes. Les noms des villages wayana témoignent en effet de la connaissance et des usages des ressources naturelles par les peuplements anciens.
Pour préserver ces milieux et ces connaissances, il reste à renforcer les dispositifs législatifs et leur application. Or, si les Amérindiens disposent de droits d’usages sur la forêt et sont associés à sa gestion 5, ils ne sont pas protégés dans leurs pratiques en tant que communauté, car la République française une et indivisible ne différencie pas ses citoyens et ne peut donc accorder de droits spécifiques à certains d’entre eux.
« Une solution pour garantir l’avenir des forêts et de leurs habitants pourrait résider dans l’attribution du statut de personnalité juridique à la forêt et à la rivière », avance Marie Fleury. Ce concept émergeant depuis l’inscription dans la constitution équatorienne de la nature comme sujet de droit, en 2008, renforce les droits des populations autochtones qui se font les gardiens de ces milieux. Mais pour être efficaces, ces mesures appellent un engagement fort des États.
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Marie Fleury, Tasikale Alupki, Aimawale Opoya et Waiso Aloïké, « Les Wayana de Guyane française sur les traces de leur histoire », Revue d’ethnoécologie [En ligne], 9 | 2016, mis en ligne le 01 juillet 2016, consulté le 27 avril 2025. DOI : https://doi.org/10.4000/ethnoecologie.2711
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Vivre la forêt - La prise en compte des usages traditionnels en Guyane - Office National des Forêts
Le manifeste du Muséum – Justice environnementale
Tant qu’on détruira la forêt tropicale, on continuera à accélérer le changement climatique.
Marie Fleury, ethnobotaniste au Muséum national d’Histoire naturelle, spécialiste de la Guyane
Une résilience en sursis

Toucan ariel (Ramphastos vitellinus, Ramphastidés) dans un Virola kwatae de la forêt limitrophe de la Route Nationale 2, Guyane. Programme GUYACAM
© P.-M. Forget et É. GuilbertConnaître et préserver les forêts s’imposent comme une urgence vitale pour tous, car une grande partie de ces écosystèmes atteint les limites de leur capacité de résilience. Ainsi, la forêt amazonienne ne fait plus office de « poumon vert » de la planète, mais est déjà au contraire partiellement émettrice de gaz à effet de serre, en particulier de CO2. Une étude de 2024 analyse les répercussions cumulées de la hausse des températures, de la sécheresse, de la déforestation et des mégafeux sur ce biotope 5. En fragilisant la forêt, ces stress liés au réchauffement climatique pourraient à leur tour aggraver ce phénomène. Les auteurs de la publication esquissent toutefois des solutions" esquisse toutefois des solutions&nbps;: à l’échelle globale, stopper nos émissions de gaz à effet de serre&nbps;; à l’échelle locale, cesser les abattages, restaurer les parties dégradées, étendre les aires protégées et les réserves autochtones comme il en existe par exemple au Canada.
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Flores, B. M., E. Montoya, B. Sakschewski, N. Nascimento, A. Staal, R. A. Betts, C. Levis, D. M. Lapola, A. Esquível-Muelbert, C. Jakovac, C. A. Nobre, R. S. Oliveira, L. S. Borma, D. Nian, N. Boers, S. B. Hecht, H. ter Steege, J. Arieira, I. L. Lucas, E. Berenguer, J. A. Marengo, L. V. Gatti, C. R. C. Mattos, and M. Hirota. 2024. Critical transitions in the Amazon forest system. Nature 626:555-564. https://doi.org/10.1038/s41586-023-06970-0
Plongée en forêt guyanaise : conférence
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Article rédigé en mai 2025
Relecture scientifique

Marie Fleury
Ethnobotaniste, maître de conférence du Muséum national d'Histoire naturelle, au sein de l'unité Patrimoines locaux, Environnement et Globalisation (PALOC - UMR 208)

Pierre-Michel Forget
Écologue, professeur du Muséum national d'Histoire naturelle, au sein de l'unité Mécanismes Adaptatifs et Evolution (MECADEV - UMR 7179)

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