Des plats régionaux ?

Ni cassoulet ni ratatouille !

Les plats régionaux ou traditionnels de notre alimentation mêlent une grande part d’ingrédients introduits au fil des millénaires : mouton venu du Proche-Orient, canard de Barbarie et haricots d’origine américaine. Mais aucun des légumes de notre ratatouille n’était présent en Europe il y a 2 000 ans. Tomates et pommes de terre ne sont massivement apparues sur nos tables qu’au XIXe siècle. Aux côtés des textes historiques, l’archéobotanique nous raconte cette incroyable histoire de nos patrimoines alimentaires.

Le patrimoine alimentaire de toute société, passée ou actuelle, se caractérise par l’intégration de nouvelles viandes ou de nouvelles plantes issues de différentes aires géographiques au gré des migrations humaines, fruits de l’expansion colonisatrice et des commerces. Ces introductions marquent des inflexions majeures dans l’alimentation. En France métropolitaine, les vestiges archéologiques de plantes alimentaires découverts sous forme de graines ou de fruits dans les habitats de populations passées, entre le Néolithique (6 000 ans avant notre ère) et la période moderne (XVIe–XVIIIe siècle), attestent 158 plantes alimentaires cultivées (16 céréales, 12 légumineuses, 6 oléagineux, 51 fruits, 53 aromatiques/condimentaires, 20 légumes). Cette diversité résulte en partie des introductions et des remplacements à quatre périodes clés : le début du Néolithique, la période antique des premiers comptoirs grecs à la romanisation de la Gaule, la période médiévale et, enfin, les temps modernes avec l’ouverture aux Amériques.

Inflexions néolithiques et antiques

Les agriculteurs néolithiques européens ont adopté une vingtaine de plantes domestiquées au Proche-Orient : des céréales, des légumineuses et des oléagineux (des blés avec l’engrain, l’amidonnier, le blé tendre et l’épeautre, des orges nues et vêtues, la lentille, le pois, la féverole, l’ers, la vesce, des gesses, le lin et le pavot). Les millets, domestiqués en Chine, s’ajoutent aux repas des populations de l’âge du Bronze européen (3 000 ans avant notre ère). Selon les régions au nord ou au sud, l’assiette est complétée par une palette de fruits, racines ou tubercules, tiges et feuilles sauvages locales déjà consommées par les chasseurs-cueilleurs il y a 12 000 ans. Des restes de noisette, gland, prune, pomme, sureau rouge ou noir, raisin, prunelle, fraise, mûre de ronce, alkékenge, figue, olive témoignent ainsi de leurs repas. L’installation de comptoirs grecs sur le littoral méditerranéen (Marseille, Agde, Béziers) à partir de 600 avant notre ère et les commerces actifs depuis la Méditerranée orientale, l’Afrique et l’Asie lancent la deuxième phase d’importation de nouveaux produits végétaux cultivés. L’archéobotanique détecte une légumineuse, des fruits, des plantes aromatiques et des légumes (pois chiche, olive, raisin, pêche, cerise, melon, pignon, amande, grenade, pastèque, moutarde noire, aneth, fenouil, coriandre, ail, persil) et deux nouvelles graines oléagineuses, le chanvre (chènevis) et la caméline. Certaines n’étaient probablement pas encore cultivées.

L’influence romaine en Gaule puis sa conquête par César en 52 avant notre ère ont inauguré plusieurs siècles de forte influence romaine et d’affluence sans précédent de denrées végétales exotiques. Il s’agit de fruits, d’aromatiques et de légumes : noix, cerises (merise et griotte), variétés de prunes domestiques (dont la quetsche), pistache, nèfle, châtaigne, coing, pêche, abricot, sébeste, noisette à gros fruit, mûre noire, datte, poire, pomme, sarriette, carvi, absinthe, anis vert, thym, cumin, fenugrec, laurier, genévrier, cyprès, moutarde blanche, poivre, panais, lupin, concombre, cresson alénois, cresson de fontaine, mâche, gourde calebasse, asperge, bette, chou, navette, pourpier. Le riz est reconnu dans des camps militaires romains en Germanie, mais il n’y est pas cultivé. Les auteurs grecs et latins citent de nombreuses autres plantes cultivées en Grèce ancienne ou en Italie romaine.

Cerises

Cerises

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Coings

Coings

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L’alimentation médiévale, friande d’exotisme

Avant et au cours du Moyen Âge, nombre de ces plantes mises en culture se diffusent en France dans les nouveaux jardins et vergers seigneuriaux parallèlement aux créations variétales issues des sélections locales. Au cours de ce millénaire, troisième temps d’innovation, cinq espèces à grains farineux entrent dans la base alimentaire paysanne. Le seigle et l’avoine, auparavant discrets, se déploient à partir des VIIe–VIIIe siècles. Suivent l’avoine sableuse, une céréale venue de Scandinavie au Xe siècle, qui reste limitée aux terres acides, puis le sorgho au XIe siècle, céréale africaine, et le sarrasin au XIVe siècle, venu des terres himalayennes. Plusieurs aliments issus de l’héritage arabo-musulman ont été introduits dans la cuisine aristocratique ou la pharmacopée européenne depuis l’Espagne ou l’Italie. Comme l’ont montré de récentes recherches, l’épinard, attesté dès les XIIe–XIIIe siècles en France par ses graines, est un légume apprécié par l’élite, cultivé dans les potagers seigneuriaux européens et cité dans les traités de cuisine aristocratique des XIVe–XVe siècles. Les textes de l’époque mentionnent aussi le sucre, des agrumes (cédrat, citron, orange), le riz asiatique, le blé dur (de la semoule et des pâtes), l’artichaut, l’aubergine, la banane et le safran. Certains sont déjà connus en Méditerranée orientale antique. Leur intégration dans l’alimentation des élites européennes date du Moyen Âge. Les petits fruits comme les framboises, les groseilles ou les fraises, indigènes en France, sont aussi mis en culture dans ces jardins à la même période.

Les plantes américaines : un succès différé mais d’ampleur inégalée

Pommes de terre sorties de terre

Pommes de terre

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L’arrivée de plantes américaines au XVIe siècle, quatrième temps fort dans l’histoire de l’alimentation d’Europe occidentale, va modifier jusqu’à aujourd’hui les patrimoines alimentaires et culinaires à l’échelle mondiale et favoriser la création de plats emblématiques. Imaginez, avant la découverte des Amériques, une ratatouille niçoise sans courgette ni tomate ni poivron, un cassoulet toulousain sans haricot, un gratin dauphinois sans pomme de terre ou une forêt-noire sans cacao. Débarqués sur les côtes ibériques, à Marseille ou en Italie, ces nouveaux aliments sont adoptés de façon décalée. Le facteur principal est la place culturelle que l’aliment peut occuper dans le patrimoine en place. Maïs et haricot ont intégré rapidement l’alimentation en raison de leur proximité avec les grains familiers (millet, fève). Les courges, potirons et citrouilles s’immiscent dans les soupes et autres plats régionaux. La pomme de terre, féculent roboratif, est finalement adoptée au XVIIIe siècle pour les populations pauvres. La tomate, dont on se méfie, est diversifiée en Italie au XVIIIe siècle et prend une bonne place dans la cuisine provençale. Au XIXe siècle, le piment se répand et remplace le poivre, épice onéreuse, sur les tables modestes ; plus tard, le poivron, qui appartient à la même espèce, s’utilise en légume.

Aujourd’hui, les particularismes des nouveaux régimes diététiques incluent de nouvelles ou d’anciennes plantes : graine de chia, quinoa, petit épeautre (blé engrain), huile de caméline et de chanvre, etc. Les anciennes espèces exotiques lointaines ou voisines sont devenues des ingrédients communs, incontournables des recettes traditionnelles du patrimoine alimentaire selon les goûts et les cultures, qui ont parfois modifié les façons de les consommer. Et cela reste vrai pour les viandes. Pas de mouton en Europe occidentale avant le début du Néolithique, pas de poulet avant le temps des Gaulois, pas de lapin avant le Moyen Âge, pas de canard de Barbarie avant la découverte des Amériques, où il a été domestiqué, loin de nos canards colverts restés cantonnés à la rubrique gibier dans notre patrimoine alimentaire.

Article issu de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains, MNHN/La Découverte

Autrice

Marie-Pierre Ruas

Marie-Pierre Ruas

Archéobotaniste, directrice de recherche au CNRS, dans l'unité BioArch (UMR 7209)

La Terre, le vivant, les humains

  • Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
  • 2022
  • Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
  • 196 × 249 mm
  • 420 pages
  • 45 €
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