De l’invention de l’agriculture à la domestication du blé

Lorsque nous rompons la croustillante et typiquement française baguette de pain, avons-nous conscience de la longue et passionnante histoire de son principal ingrédient : le blé ? Cet habitué de nos champs est un migrant venu de l’Est il y a près de 7 000 ans mais bien avant d’entamer son voyage vers le continent européen, il avait déjà noué une relation très privilégiée avec les humains au sein de petits villages proche-orientaux où il a su petit à petit se rendre indispensable.

Focus sur le blé

Blé amidonnier sauvage (Triticum dicoccoides)

Blé amidonnier sauvage (Triticum dicoccoides)

© MNHN - M. Tengberg

Avant de remonter aux origines lointaines de la culture du blé, arrêtons-nous un instant sur quelques considérations botaniques qui nous aident à mieux cerner notre protagoniste.

Derrière le nom commun « blé » se cachent en réalité une vingtaine d’espèces et sous-espèces appartenant au genre Triticum, de la famille des graminées. Certaines d’entre elles sont de véritables vedettes, à l’instar du blé froment (ou tendre), qui domine très largement à l’échelle mondiale et qui sert à la fabrication des pains levés et des pâtisseries de toute sorte. Le blé dur lui ressemble mais préfère les climats plus chauds et secs – de type méditerranéen – et se prête volontiers à la fabrication de pâtes et de semoules. Les blés regroupent aussi des formes anciennes, dites « vêtues », qui ont besoin d’être décortiquées avant consommation et qui ne sont cultivées actuellement que de façon ponctuelle. Parmi ces dernières figurent le blé engrain, aujourd’hui cultivé en Haute-Provence, ainsi que l’amidonnier et l’épeautre, qui ont connu un regain d’intérêt dans le cadre des cultures bio et de la promotion des cuisines régionales.

Des graminées comme les autres ?

Avant de conquérir le monde, au côté des humains migrants, les blés étaient des graminées sauvages comme les autres, présentes dans les étendues herbacées qui couvraient de vastes espaces au Proche-Orient, surtout dans sa partie méditerranéenne, en Anatolie et dans les piémonts de la chaîne du Zagros, à présent partagée entre l’Iran et l’Irak. Ce type de formations où se mêlent blés ancestraux et d’autres espèces persiste encore dans ces régions, même si elles y sont généralement très réduites à cause de l’impact des activités humaines et du pâturage depuis des millénaires.

Premières utilisations

Blé

Grains et épis de blé

© Nitr - stock.adobe.com

Ces populations naturelles de graminées ont attiré l’attention des communautés humaines depuis la préhistoire. Dans les premiers villages sédentaires connus au monde, datant du Natoufien, il y a plus de 14 000 ans, on exploitait de nombreuses ressources végétales et animales, dont les graminées sauvages, et leurs grains, se révélaient précieux. Non seulement ceux-ci fournissaient des éléments nutritifs fondamentaux, notamment des glucides, mais ils pouvaient être stockés en vue de périodes moins favorables. C’est sur un site de cette époque, Shubayqa, situé dans l’actuelle Jordanie, qu’a été identifiée la plus ancienne préparation alimentaire pouvant être décrite comme une « galette de pain » et contenant, entre autres ingrédients, de la farine de graminées.

La popularité croissante du blé

Si le blé, cueilli dans les steppes et les clairières, ne semble constituer à cette période qu’une ressource parmi d’autres, il gagne en importance au cours des millénaires pour devenir, il y a environ 11 000 ans, un aliment privilégié sur de nombreux sites. Ses grains et sa balle (de fines feuilles – ou glumes – enveloppant le grain) sont fréquemment identifiés par les archéobotanistes. En parallèle, les fouilles mettent au jour toute une panoplie témoignant du rôle central qu’occupent désormais les graminées : lames de faucille en silex et en obsidienne, meules et molettes en pierre, structures de stockage. Les graminées sont non seulement consommées mais utilisées comme dégraissant dans la terre à bâtir, où la paille et les balles ont laissé des empreintes pouvant être identifiées. De plus, le stockage de cette ressource attire au sein des habitations les premières souris domestiques, suivies bientôt de leur ennemi héréditaire – le chat –, introduit dans la sphère intime des humains dès le Néolithique.

La naissance de l’agriculture change le cours de l’évolution biologique

Cette montée en importance des graminées est vraisemblablement associée à leur première mise en culture. Ne plus se fier uniquement au renouvellement naturel des plantes sauvages mais aider la nature en semant, sporadiquement ou systématiquement, des grains dans un sol préparé à cette fin constitue un tournant dans l’histoire de l’humanité. En effet, l’agriculture naît au Proche-Orient il y a plus de 10 000 ans et le blé occupe une place de choix dans les premières économies agricoles.

amidonnier domestique

 Culture d'amidonnier domestique (Triticum dicoccum)

© Wiltrud - stock.adobe.com

Une baisse de diversité liée à la sélection

À la différence des cultures modernes, où toutes les plantes se ressemblent, mûrissent en même temps et possèdent un patrimoine génétique à peu près identique, la diversité morphologique et génétique des blés était très élevée à la fois dans les formations sauvages et dans les premiers champs cultivés. Le fait de semer et de ressemer des grains dans des parcelles isolées des populations sauvages d’origine a entraîné une pression sélective qui peu à peu a altéré la composition des cultures et l’apparence des plantes.

Les pratiques des premiers agriculteurs ont privilégié certains traits inhabituels qui apparaissent sporadiquement dans une population naturelle à cause de mutations. L’une d’elles affecte le mécanisme de dispersion des grains et donc la reproduction de la plante. Chez les graminées sauvages, les grains tombent à terre lorsqu’ils sont arrivés à maturité pour y germer dès que les conditions climatiques et hydrologiques le permettent. En revanche, les épis des céréales dites « domestiques » ont perdu cette aptitude à la dissémination naturelle. Ce qui constitue un défaut fatal dans la nature devient avantageux dans une situation de culture car ces épis, restés solidaires à maturité, sont plus faciles à récolter. D’autres changements apparus progressivement dans les premiers champs cultivés concernent l’augmentation de la taille des grains et la durée du cycle du développement de la plante (dormance, germination, floraison, fructification). Ainsi, des populations de graminées sauvages, entrées en association avec les humains, furent petit à petit transformées en populations domestiques.

Processus de domestication

La durée et des modalités de ce processus de domestication questionnées

Ce qui théoriquement peut être acquis en quelques générations d’humains a en réalité pris beaucoup plus de temps. Les archéobotanistes constatent en effet que pendant des millénaires les premiers fermiers proche-orientaux ont cultivé des mélanges de plantes sauvages et de plantes domestiques. Cette distinction s’opère à partir de la partie de la plante céréalière appelée base d’épillet, qui porte le grain entouré par ses glumes. L’aspect de cet élément minuscule, parfois retrouvé en grand nombre sur les sites archéologiques, varie selon que l’on a affaire à une plante sauvage (à dispersion naturelle) ou à une forme domestique. Cette lenteur documentée de la transformation des populations de graminées au Proche-Orient suggère que la distinction entre sauvage et domestique, mise en exergue par les spécialistes d’aujourd’hui, avait peu d’importance pour les populations du passé. La domestication des plantes n’était pas un but en soi mais plutôt une conséquence, sans doute non intentionnelle, de l’agriculture, qui constitue, elle, la véritable « révolution »

Sorgho

Champ de sorgho

© S. Songsak - stock.adobe.com

L'évolution de la domestication

La première domestication des blés au Proche-Orient sera suivie dans le temps de la mise en culture – indépendante – d’autres graminées sur tous les continents : riz et millets en Chine, sorgho et d’autres millets en Afrique subsaharienne, maïs en Amérique moyenne. Aux céréales s’ajoutent de très nombreux végétaux appartenant à des catégories différentes (légumineuses, oléagineux, fruitiers, plantes textiles, tinctoriales, médicinales, etc.), qui composent le riche patrimoine mondial des plantes cultivées. Depuis plus d’un demi-siècle leur histoire et leur développement font l’objet de nombreuses recherches rassemblant des disciplines variées : archéobotanique, archéologie, histoire, génétique et agronomie. Par leurs approches différentes mais complémentaires elles n’ont de cesse d’enrichir nos connaissances sur un pan de notre passé mêlant intimement aspects biologiques, culturels et sociaux.

Margareta Tengberg, Chargée de collection et d'enseignement au Muséum national d'Histoire naturelle (UMR 7209, Archéozoologie et Archéobotanique - Sociétés, Pratiques et Environnements). Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains (Coédition MNHN / La Découverte), 2022. 

La Terre, le vivant, les humains

  • Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
  • 2022
  • Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
  • 196 × 249 mm
  • 420 pages
  • 45 €
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