Recherche et expertise
Communiqué de presse

Comment les comportements socioculturels influencent la diversité génétique des populations Pygmées et non-Pygmées d’Afrique Centrale

En l’absence de données archéologiques suffisantes, une équipe de recherche internationale impliquant notamment en France des chercheurs1 du MNHN et du CNRS, a utilisé les outils de la génétique des populations humaines afin de reconstruire l’histoire démographique de 23 populations d’Afrique Centrale (Gabon et Cameroun) appartenant à deux groupes aux modes de vie contrastés : les chasseurs-cueilleurs forestiers, englobés historiquement sous le terme « Pygmées », et leurs voisins agriculteurs sédentaires (« non-Pygmées »). Grâce à de nouveaux outils statistiques sur la transmission des gènes couplés avec une approche ethnographique, les scientifiques sont parvenus à reconstruire pour la première fois l’histoire démographique détaillée des hommes et des femmes chez ces populations pygmées et non-pygmées voisines en Afrique Centrale. Cette étude montre aussi comment des comportements socio-culturels complexes et variables peuvent, aujourd’hui encore, profondément influencer la diversité génétique des populations humaines. Elle vient de paraître dans la revue Molecular Biology and Evolution.

L’ADN mitochondrial (ADN-mt) et une grande partie du chromosome Y (NRY) sont transmis d’une génération à l’autre de manière uni-parentale, c’est-à-dire que l’ADN-mt est hérité exclusivement de la mère et que le NRY se transmet exclusivement de père en fils. L’analyse de la diversité génétique de ces deux molécules d’ADN a donc permis depuis plusieurs décennies aux chercheurs de différents laboratoires de reconstruire l’histoire démographique des lignées paternelles et maternelles ayant donné naissance aux populations humaines présentes aujourd’hui à la surface du globe. En allant plus loin et en comparant la diversité génétique de ces marqueurs uni-parentaux à celle des marqueurs autosomaux2 et du chromosome X3 les chercheurs de cette étude ont réussi à reconstruire l’histoire démographique respective des hommes et des femmes dans plusieurs populations humaines aux modes de vie et aux règles de mariages variées. En effet, les phénomènes socioculturels ont façonné et façonnent encore la diversité génétique « liée au sexe » dans les populations humaines. Par exemple, la pratique de la patrilocalité4, majoritaire dans les populations humaines actuelles et passées, amène les femmes à changer de population ou de communauté lors de leur mariage, tandis que les hommes restent dans leur communauté de naissance. Cette pratique homogénéise la variabilité génétique des lignées maternelles entre communautés ou populations. Au contraire, la patrilocalité accroit l’isolement des lignées paternelles ce qui conduit à une différenciation croissante au cours du temps de la variabilité génétique du chromosome Y entre communautés et populations.

En l’absence de données archéologiques suffisantes, les chercheurs ont utilisé les outils de la génétique des populations humaines afin de reconstruire l’histoire démographique des hommes et des femmes de 23 populations d’Afrique Centrale (Gabon et Cameroun) aux modes de vie contrastés : 10 populations de chasseurs-cueilleurs forestiers dits « Pygmées » et 13 populations d’agriculteurs sédentaires («nonPygmées») voisins des groupes pygmées et entretenant des relations socio-économiques fréquentes et complexes avec ces derniers. Les populations pygmées d’Afrique Centrale forment aujourd’hui le plus grand ensemble de populations mondiales ayant un mode de vie reposant sur la pratique de la chasse, de la pêche et de la cueillette.

En analysant conjointement les marqueurs génétiques des autosomes, du chromosome X, du chromosome Y et de l’ADN-mt, les chercheurs ont révélé des différences fondamentales entre chasseurs-cueilleurs pygmées et agriculteurs non-pygmées en Afrique Centrale. A l’instar de la majorité des populations du monde aujourd’hui, les populations non-pygmées d’Afrique Centrale montrent une diversité génétique concordant avec leurs traditions de patrilocalité et de polygamie.

Au contraire, les populations pygmées montrent une diversité génétique ressemblant plutôt à celle attendue dans des populations matrilocales. Pourtant la plupart de ces populations de chasseurs-cueilleurs pratiquent, tout comme leurs voisins, patrilocalité et polygamie.

La patrilocalité chez les Pygmées est cependant souvent moins strictement respectée que chez les voisins non-pygmées. Par exemple, le couple nouvellement marié peut parfois rester pendant de très longues périodes chez la famille de l’épouse afin de payer les compensations matrimoniales. En outre, bien que les Pygmées soient polygames, cette pratique est souvent moins répandue chez eux que chez leurs voisins. Ainsi, l’étude a montré que les différences des pratiques de patrilocalité et de polygamie entre populations pygmées et non-pygmées expliquent la diversité génétique observée aujourd’hui. De manière analogue, d’autres pratiques culturelles « de genre », comme la transmission du succès reproducteur dans les lignées maternelles ou paternelles, pourraient également contribuer à expliquer les différences génétiques observées entre Pygmées et non-Pygmées.

Les chercheurs ont également montré que les métissages génétiques complexes entre populations pygmées et non-pygmées identifiés récemment se font massivement par les lignées paternelles et de façon très limitée par les lignées maternelles. Ce résultat est surprenant dans un contexte de patrilocalité et de barrières socioculturelles de genre discriminant  les mariages entre communautés. En effet, les mariages entre femmes nonpygmées et hommes pygmées sont souvent proscrits, mais les mariages entre hommes non-pygmées et femmes pygmées plus fréquents. Les pratiques patrilocales devraient donc aboutir à des flux de gènes des femmes pygmées vers les populations non-pygmées, contrairement à ce qui est observé génétiquement.

Grâce aux données ethnographiques, les scientifiques ont pu montrer que les discriminations sociales subies par les femmes pygmées dans le village de leurs maris non-pygmées aboutissent très fréquemment au divorce et au retour de la femme pygmée dans sa communauté d’origine potentiellement accompagnée de ses enfants métissés. C’est également souvent le cas lors du décès du mari non-pygmée. Ces mouvements des époux et de leur progéniture entre communautés peuvent donc expliquer le flux de gènes des hommes nonPygmées vers les différentes populations pygmées observé dans cette étude.

Enfin, les chercheurs montrent que les métissages génétiques entre Pygmées et non-Pygmées sont extrêmement variables d’une population pygmée à l’autre. Ici encore grâce à une approche interdisciplinaire entre ethnographie et génétique des populations humaines, il a été mis en évidence que la variabilité des métissages génétiques respectivement liés aux hommes et aux femmes correspondait bien à la variabilité des règles sociales de genre régissant les intermariages entre les communautés pygmées et non-pygmées voisines.

Notes

1. Les laboratoires concernés en France sont l’unité « Eco-Anthropologie et ethnobiologie » (MNHN/CNRS), l’unité « Dynamique du langage » (CNRS/Université de Lyon2) et l’unité mixte Institut Pasteur/CNRS de Génétique évolutive humaine.

2. Les autosomes sont les 22 paires de chromosomes nucléaires hérités pour moitiés du père et pour moitié de la mère. La 23ème paire de chromosome correspond aux chromosomes sexuels : X et Y.

3. Chez les femmes, le chromosome X est présent en deux copies homologues (l’une héritée du père et l’autre de la mère comme le reste des autosomes) ; chez les hommes le chromosome X est en un seul exemplaire hérité de la mère.

4. L’épouse va vivre dans sa belle-famille après son mariage ; on appelle matrilocalité la pratique inverse où l’époux va vivre dans sa belle-famille après mariage.

Référence

Sociocultural behavior, sex-biased admixture and effective population sizes in Central African Pygmies and non-Pygmies Paul Verdu1,2, Noémie S.A. Becker2, Alain Froment3, Myriam Georges2, Viola Grugni4, Lluis Quintana-Murci5, Jean-Marie Hombert6, Lolke Van der Veen6, Sylvie Le Bomin2, Serge Bahuchet2, Evelyne Heyer2 and Frédéric Austerlitz2

1 Department of Biology, Stanford University, Stanford CA 94305, USA
2 CNRS, MNHN, Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, UMR 7206 Eco-Anthropologie et Ethnobiologie, F-75005 Paris, France
3 IRD – MNHN, UMR 208 Patrimoines locaux, Paris, France
4 Dipartimento di Biologia e Biotecnologie, Università di Pavia, 27100 Pavia, Italy
5 CNRS-Institut Pasteur, URA3012 Human Evolutionary Genetics Unit, 75015 Paris, France
6 ISH, UMR5596, Laboratoire Dynamique du Langage, 69363 Lyon, France Molecular Biology and Evolution

Contact presse

Isabelle Gourlet
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