Recherche scientifique

La muscade n’est pas seulement une noix comestible… c’est aussi un coquillage!

Dans le cadre de sa mission scientifique au Muséum national d'Histoire naturelle, financée par le programme scientifique européen SYNTHESYS, Maria Vittoria MODICA, jeune chercheuse à l’Università di Roma 'La Sapienza' (Rome, Italie) est venue étudier de petits coquillages appelés Muscade. Ces gastéropodes appartiennent à la famille des Cancellariidés. La collection de Cancellariidés du MNHN est pour ainsi dire l’unique collection de spécimens ayant été collectés vivants. Grâce à de nombreuses campagnes d’inventaire de la biodiversité réalisées par des équipes du Muséum national d'Histoire naturelle, il est ainsi possible pour des chercheurs comme M. V. Modica de prélever de l’ADN, et d’étudier l’anatomie des coquilles et du corps de ces animaux qui vivent souvent à de très grandes profondeurs.

La famille des Cancellariidés ou Muscades (Fig. 1) est un groupe comprenant environ 300 espèces de gastéropodes marins vivant sur des substrats meubles. On rencontre des représentants de cette famille partout dans le monde mais surtout dans les zones tropicales et tempérées.

Ils appartiennent à l’ordre des Neogastropoda, le clade1 vivant le plus représenté aujourd’hui au sein de la communauté des groupes benthiques2. Il se compose principalement d’escargots marins prédateurs présentant une grande variété de préférences trophiques (mode alimentaire). Certains se nourrissent de clams, d’autres d’escargots marins, de vers, de coraux, de poissons, d’oursins… Par conséquent, ces animaux présentent un ensemble d’organes et d’accessoires associés à leur nutrition assez remarquable tant d’un point de vue anatomique que biochimique. Certaines des molécules bioactives produites par une lignée venimeuse de néogastéropodes, parmi lesquels figurent les cônes, présentent des propriétés très utiles mises à profit dans le développement de produits anesthésiants… et même de lotions antirides !

Les phylogénies moléculaires suggèrent que les muscades pourraient constituer le groupe-frère des autres néogastéropodes, issues d’une ramification précoce dans l’histoire évolutive de ces animaux. La diversification initiale au sein des Neogastropoda s’est vraisemblablement faite de façon extrêmement rapide et contemporaine pour plusieurs lignées internes. Cela rend la reconstruction des grandes tendances évolutives particulièrement difficile. Les Cancellariidae constituent donc un groupe à considérer avec attention si l’on souhaite clarifier l’histoire évolutive précoce de l’ordre des Neogastropoda.

Parmi les Neogastropoda, les Cancellariidae occupent une place unique au sein de la super-famille des Nematoglossa, principalement du fait de l’anatomie très particulière et hautement spécialisée de leur tube digestif.

Les dents des gastéropodes sont organisées sous la forme d’une radula (Fig. 2), structure en ruban présentant de multiples rangs d’au moins trois denticules agissant comme de la toile émeri. Ce dispositif permet à l’animal de râper progressivement la nourriture glanée sur le substrat ou de consommer le substrat lui-même. La radula des muscades ne présente qu’une seule et unique dent effilée et flexible par rang. Une cuspide (pointe) centrale, voire deux cuspides latérales situées à l’extrémité de la radula, permet le blocage de la dent à sa pointe. Ce processus est réversible et fournit un moyen efficace à l’animal de percer diverses matières. Quelques observateurs font mention de spécimens de Cancellariidae se nourrissant d’œufs capsulés de céphalopodes, de sang de poissons, de fluides organiques de vers marins, de gastéropodes et de bivalves. Toutefois, il n’existe pas encore de rapport exhaustif des divers modes de nutrition de ces organismes.

Cancellariidae (coquille et représentation de l'animal)

© MNHN

Les travaux de M. V. Modica ont pour objectif d’accroître les données relatives à la diversité des Cancellaridae. Sa visite au Muséum national d'Histoire naturelle dans le cadre du programme scientifique européen SYNTHESYS lui a permis de retrouver près de 150 spécimens de Cancellariidae à partir de la collection génétique barcode. Ces spécimens avaient été collectés entre 2012 et 2015 principalement dans les Caraïbes et l’Indopacifique Ouest, incluant des échantillons de grande profondeur qui sont extrêmement difficiles à obtenir vivants. Ces données ont permis l’avancement considérable des travaux de notre visiteuse, qui a d’ores et déjà publiés 98 spécimens appartenant à 49 espèces.

Il est important de rappeler que les campagnes de collecte organisées par le Muséum national d'Histoire naturelle partout dans le Monde assurent l’accroissement constant du matériel de collection sur lequel se fondent la Recherche, et ce, même pour des groupes d’organismes qu’il est difficile de prélever vivants tels que les Cancellariidae.

Pour commencer, M. V. Modica a pu mener une étude préliminaire portant sur la diversité des coquilles de Cancellariidae via les données de la collection barcode. Les coquillages ont été collectés pendant plusieurs siècles pour leur bel aspect de leurs coquilles, et c’est sur elles qu’a été fondée la classification traditionnelle des gastéropodes. Ces dernières années, de nombreuses recherches ont montré qu’il n’était pas possible de se fier exclusivement aux caractéristiques de la coquille pour reconstruire l’histoire évolutive des gastéropodes. Cependant, les coquilles sont toujours utilisées pour décrire de nouvelles espèces, et il est possible d’évaluer leur potentiel informatif dans un cadre de recherche prenant en considération plusieurs paramètres. Par exemple, on peut associer une cartographie des caractéristiques anatomiques des coquilles avec une phylogénie moléculaire. La disponibilité de matériel-type (spécimen de référence d’une espèce) au Muséum national d'Histoire naturelle permet de comparer correctement et en peu de temps les spécimens étudiés, d’identifier de nouvelles espèces avec assurance, facilitant le travail subséquent de recherche. La jeune chercheuse a pris de nombreux clichés de tous les nouveaux spécimens, et observé les spécificités de chaque coquille, y compris la protoconche. La protoconche est la coquille embryonnaire. Elle est souvent conservée à l’extrémité (pointe) de la coquille de l’animal adulte. Il est possible d’évaluer le type et la durée du développement larvaire d’une espèce en fonction de la taille et de l’apparence de la protoconche. En outre, en s’appuyant sur ces données, les spécialistes peuvent décrypter les conditions environnementales auxquelles a été confronté l’animal. Ces paramètres peuvent avoir un impact considérable sur les capacités de dispersion et les tendances évolutives de la vie marine benthique : les larves capables de nager et se nourrissant de plancton peuvent passer une grande partie de leur vie dans la colonne d’eau, se disperser sur de longues distances et ainsi participer au mixage génétique entre populations.

Dans un deuxième temps, M. V. Modica a prélevé du tissu organique afin d’en extraire de l’ADN qui sera analysé pour mettre à jour les résultats phylogénétiques obtenus ces dernières années. Ces travaux prenaient en compte 15% de la diversité des Cancellariidae et suggéré la présence de quatre groupes majeurs. Avec cette nouvelle visite au Muséum national d'Histoire naturelle, notre collègue italienne a pu doubler son stock de données. Il est important de garder en tête qu’il est exceptionnel de trouver des Cancellariidés vivants, et les collections de référence conservées en alcool sont rarissimes. Les collections du Muséum national d'Histoire naturelle offrent donc une opportunité unique de collecter du matériel convenablement conservé de cette famille bien peu étudiée d’escargots de mer. Les spécimens auxquels la chercheuse a eu accès pendant sa mission ont été collectés dans divers sites, à des profondeurs variées, et comprennent des espèces qui n’avaient pas été prises en compte dans les études phylogénétiques précédentes.

A la fin de sa mission au Muséum national d'Histoire naturelle, M. V. Modica a procédé à la dissection des parties molles (corps) de certains spécimens afin de décrire l’anatomie interne de ces animaux. Les caractéristiques anatomiques des Cancellariidae sont encore très mal connues mais des données préliminaires suggèrent que, contrairement à ce que beaucoup pensaient initialement, ces organismes présenteraient une variété anatomique importante. Les études anatomiques (principalement de l’intestin antérieur, de la radula, et du système reproducteur) sont donc essentielles pour comprendre l’évolution et la systématique (classification) du groupe. Le matériel conservé dans les collections du Muséum national d'Histoire naturelle est particulièrement adapté à ce type d’étude anatomique puisque la technique utilisée pour extraire l’animal de la coquille permet sa conservation sans endommager les structures anatomiques clés. La radula peut être retirée des tissus mous et observée par microscopie électronique (MEB, Fig. 2). Les techniciens du Muséum national d'Histoire naturelle possèdent les compétences nécessaires pour accompagner les chercheurs tels que M. V. Modica. Grâce à cette collaboration, notre jeune chercheuse a pu obtenir des données essentielles relatives à la radula, et qui lui permettront d’atteindre un plus haut niveau d’expertise dans le cadre de ses futures analyses par MEB.

Toutes ces données peuvent ensuite être compilées afin d’obtenir une meilleure idée des grandes tendances évolutives des Cancellariidae, principalement en utilisant la phylogénie moléculaire comme canevas sur lequel se greffent les évolutions des autres caractéristiques d’intérêt.

Radula observée par microscopie électronique

© MNHN

Notes

1 : Clade : organismes actuels et/ou fossiles comprenant un organisme particulier et la totalité de ses descendants.
2 : Organisme benthique : organisme vivant sur, dans, ou à proximité du fond marin.

Références

HOUART R. & HEROS V. 2013. Description of new Muricidae (Mollusca: Gastropoda) collected during the ATIMO VATAE expedition to Madagascar “Deep South”. In Zoosystema 35(4):503-523. DOI: 10.5252/z2013n4a5