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Qatar : comment mieux comprendre une société basée sur l’histoire et la tradition

Si le Qatar se trouve au cœur de toutes les attentions ces dernières semaines, son histoire et la structure de sa société demeurent mal connues. La cause ? Une transmission orale qui s’estompe, et des archives militaires britanniques qui ne livrent que des faits de piraterie, de guerres tribales, de pêcheurs de perles et d’effets de la réforme religieuse wahhabite. En outre, les lacunes et les biais systématiques des données ne permettent pas d’estimer la profondeur historique de ce pays au-delà de deux siècles.

Comme toutes les souverainetés arabes du Golfe, les habitants de la péninsule ont été tantôt alliés, tantôt ennemis des Turcs ottomans et de leurs voisins arabes limitrophes ; et ils ont recherché la protection britannique, dont la conséquence fut la pacification des tribus chamelières à la recherche de suprématie. Le Qatar fut la dernière des souverainetés à obtenir cette protection, en 1916.

Depuis l’indépendance du pays en 1971, les documents officiels ou semi-confidentiels de l’État sont tout autant lacunaires, peu fiables, ou relèvent trop directement d’une direction techno-économique. Dès lors, la société qatarie reste incomprise.

Une hiérarchie statutaire fermement ancrée

Famille en tenue traditionnelle dans le souk Wakif

Famille en tenue traditionnelle dans le souk Wakif à Doha le 5 mars 2019

© Shadow of light - Shutterstock

La société qatarie est constituée sur l’idéologie de l’origine, qui a pour fonction de classer les groupes et les familles selon la qualité et la profondeur généalogique en les intégrant dans la structure sociale et politique.

Avec la formation de l’État, l’ordre social s’est construit sur le même principe consistant à classer et différencier, mais en substituant la hiérarchie statutaire à des traits socio-culturels à partir desquels des groupes et des familles sont identifiés.

Une distinction initiale est faite sur la filiation agnatique (les descendants par les mâles) et la pureté de sang. Autrement dit, les alliances inter-tribales sont entretenues et sont reconnues par des généalogies anciennes. En corollaire, des prescriptions matrimoniales sont imposées.

Familles rattachées à une structure tribale mais jugées d’origine impure du fait d’alliances entre tribus de rang social indifférencié ou familles non structurées selon le modèle tribal composent les autres strates de la société globale.

Ces déterminants basés sur les liens du sang contribuent à établir une discrimination selon les lieux d’origine de la population : l’Arabie et l’Iran. Ainsi, dans les représentations, ceux ne répondant pas à ces critères sont généralement vus comme des Arabes d’Iran. De nos jours, peu de changements transgressent ces hiérarchies verticales au plan matrimonial, qui s’appliquent également entre les personnes d’obédience islamique sunnite ou chiite.

Enfin, une dernière catégorie sociale fait partie de l’histoire du pays : ce sont les descendants d’esclaves (Noirs africains surtout), qui étaient nombreux dans l’industrie perlière. Il est impossible d’en estimer le nombre car, à la suite de la récession économique de 1929 et de la chute de l’économie perlière les années suivantes, leurs maîtres les ont vendus. Il s’agissait aussi d’anticiper l’abolition de l’esclavage (1952). Au plan matrimonial, ils peuvent s’allier avec des familles de rang similaire, au plus bas des rangs sociaux. Cela pose problème pour les enfants illégitimes issus d’un maître de rang élevé et d’une esclave.

Fortes disparités sociales

À la suite du retrait des Britanniques en 1971, Khalifa bin Hamad Al Thânî (grand-père de l’émir actuel) prit le pouvoir en 1972. La formation de l’État lui serait due, tout comme la décision d’instaurer l’égalité des citoyens.

Depuis 2003, l’égalité entre les citoyens est reconnue par la Constitution. Néanmoins, les femmes restent soumises à l’autorité patriarcale, qui implique leur contrôle par les hommes de la famille. De même, la charia établit l’inégalité de genre, dont le droit à l’héritage est l’expression : une demi-part de celle des hommes. Le code de la famille promulgué en 2006 donne quelques droits aux femmes, y compris la possibilité de demander le divorce. Mais le grand nombre de divorces est considéré comme problématique, les alliances matrimoniales étant souvent dues au choix des parents pourraient en être la cause.

De nos jours, la population qatarie est évaluée à 15 % de la totalité des résidents (environ 2 500 000). Elle représente une minorité dominante, et au plan statutaire elle se considère supérieure à toute personne étrangère. Ceci est bien visible dans les relations du travail.

Si le PIB par habitant du Qatar est estimé comme un des plus élevés au monde, de fortes disparités existent au sein même de la société qatarie, et la détermination d’un salaire médian est discutable. En effet, les membres masculins de l’aristocratie au pouvoir – la tribu Al Thânî, qui compte plusieurs milliers de personnes – perçoivent une allocation mensuelle dès leur naissance et durant toute leur vie, dont le montant est plus ou moins élevé selon les liens de proximité de parenté avec l’émir au pouvoir.

En conséquence, les Al Thânî possèdent d’immenses richesses personnelles qui incluent tous les avantages propres à leur position sociale, comme la représentation de filières commerciales par exemple. Ce privilège accordé aux membres de l’aristocratie au pouvoir vaut pour tous les émirats et États arabes du Golfe, et provient d’une décision britannique prise lors de la signature des contrats sur l’exploitation du pétrole dans les années 1920-1930 pour consolider un pouvoir émergeant. Les « tribus » issues des souverainetés du Golfe, représentées par un « Shaikh », sont décrites par les Britanniques comme âpres au gain dans les négociations des contrats pétroliers. Il est probable que cette décision fut prise pour atténuer les jalousies entre membres de la tribu, et maintenue ensuite par ces « familles » par souci de paix sociale.

Un autre moyen d’enrichissement aisé est la kafala ou parrainage d’entreprises commerciales étrangères, ou de filières de migrants. Selon ce principe, le kafil offre sa protection en échange de rémunération. Ce système de protection, qui résulte de la culture bédouine, fut adapté par le pouvoir britannique dès la seconde moitié du XIXe siècle et fut réglementé vers 1930 afin de contrôler les pêcheurs de perles et de limiter les migrations de main-d’œuvre dans les premiers champs pétrolifères à Bahreïn et en Arabie orientale.

La fonction publique demeure la principale source de revenues des Qataris, tant pour les hommes que pour les femmes. Par crainte des mouvements sociaux à la suite des révoltes dans les pays arabes (2011), les salaires ont été fortement augmentés. Ceux-ci s’ajoutent à la politique dite de bien-être, qui consiste en un certain nombre d’avantages matériels et financiers offerts aux citoyens. Cela peut être le seul recours financier d’une femme divorcée sans emploi dont l’ancien conjoint n’honore pas les allocations qu’il lui doit.

Depuis le début de l’exploitation du gaz et la manne financière qu’elle a induite, la richesse du pays semble inépuisable. Elle assure la paix sociale. Toutefois, les femmes les plus jeunes font entendre des contestations que les plus âgées n’osaient exprimer. Car, généralement plus diplômées que les garçons, elles ont très peu accès à de hautes fonctions.

Une société en mouvement

Depuis cinq décennies, les changements sociaux ont été profonds et rapides à la fois. Les Qataris ont souvent le sentiment d’une perte de repères. Par exemple dans le domaine de l’habitat : les quartiers jadis peuplés de groupements familiaux plus ou moins larges dans le cadre d’une tribu, de grandes familles de commerçants ou d’artisans ont été démantelés par les gouvernements précédents. De sorte que les liens tissés entre familles à partir desquels, chacun de leur côté, hommes et femmes se rendaient visite de maison en maison, organisaient les fêtes de mariage par exemple, ont disparu.

Le sentiment d’appartenance nationale est sans cesse mobilisé grâce à l’accent mis sur les manifestations patrimoniales créées dès 1970 (courses de dromadaires, compétitions de bateaux, fauconnerie, etc.) comme expression de l’existence du pays et de sa transformation grâce à la sagacité sur le long terme de ses dirigeants. Quelle que soit la compréhension des Qataris quant aux choix imposés par leurs dirigeants, la reconnaissance de leur pays dans les instances internationales, dont l’organisation de la Coupe du Monde constitue une sorte d’apothéose, est à leurs yeux une marque d’honorabilité qui les met en valeur.

Anie Montigny, Anthropologue attachée honoraire MNHN, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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