Sciences

Les gorilles de l’Ouest se concertent avant un déplacement

Une équipe scientifique de l'Université de Neuchâtel et du Muséum national d'Histoire naturelle ont étudié un groupe de gorilles de l’Ouest dans l’aire protégée de Dzanga-Sangha, en République centrafricaine. Ils ont observé une forme de concertation au sein du groupe avant un déplacement. On en parle dans cet entretien avec Shelly Masi, primatologue au Muséum.

Pouvez-vous nous décrire l’espèce des gorilles de l’Ouest ? Quelles différences avec celle de l’Est ?

Tout d’abord, il y a plusieurs espèces et sous-espèces de gorilles. Les gorilles de l’Est (Gorilla beringei) se répartissent à l’Est de l’Afrique centrale et les gorilles de l’Ouest (Gorilla gorilla), sont présents au Nigéria, au Cameroun, au Gabon, en République du Congo, en République centrafricaine ou encore en Angola, dans la province de Cabinda.

Parmi les gorilles de l’Est, on compte les gorilles de Grauer (Gorilla beringei graueri) et les gorilles de montagne (Gorilla beringei beringei) - une sous-espèce qui a largement été étudiée, tant et si bien que quand on parle de gorille, on pense souvent à celle-ci. L’espèce des gorilles de l’Ouest, elle, comprend la sous-espèce des plaines de l’Ouest (Gorilla gorilla gorilla) et celle de la rivière Cross (Gorilla gorilla diehli).

Chez les deux espèces, les mâles adultes possèdent une crête sur la tête et un dos argenté, tandis que les femelles ont une tête ronde. Les gorilles de l’Ouest sont plus petits : par exemple, chez les gorilles de l'Ouest, le « dos argenté » pèse 180 kg contre 200 kg chez ceux de l'Est. Ils sont aussi plus colorés, avec une tête rousse et un dos argenté plus étendu.

Mais au-delà de ces aspects anatomiques, il y a aussi des différences liées à l’environnement. Contrairement aux gorilles de montagne, les gorilles de l’Ouest vivent dans un milieu plus arboré. Leur régime alimentaire change au gré de la saison des pluies : quand elle a lieu, ils sont frugivores (ils peuvent avoir accès aux fruits des arbres de la forêt), en dehors de cette saison, ils sont herbivores en mangeant tiges, feuilles et écorces.

Les différences liées à l’environnement ont-elles un impact sur le groupe ?

En effet, cela a un impact sur leur socialité. Les plantes herbacées sont disponibles en grande quantité, les membres d’un groupe des gorilles peuvent tous en consommer mais les fruits sont monopolisables, cela engendre une compétition à l’intérieur du groupe. Or, celui-ci a besoin de cohésion pour être protégé par le mâle à dos argenté, notamment par rapport au risque d’infanticide commis par des « dos argentés » externes au groupe1.

Ce rôle protecteur et les études sur les gorilles de montagne ont amené les scientifiques à penser que le « dos argenté » conduisait le groupe et décidait de tout. C’est ce qui est remis en cause dans notre étude. Souvent, le « dos argenté » prend l’initiative mais il arrive qu’il reste en arrière. Les femelles peuvent alors se déplacer sans sa concertation.

Comment les gorilles prennent-ils la décision de se déplacer d’un endroit à un autre ?

Avant de se déplacer, il y a une augmentation des vocalisations. Le cri est un signal pour dire « je suis prêt à partir ». Sa fonction est de coordonner le groupe, de faire en sorte qu’il garde une cohésion.

Plus les individus sont nombreux à s’exprimer – et tout le monde peut le faire, y compris les jeunes – et plus il y a de chance de partir. Autrement dit, la prise de décision se fait quand il y a un nombre suffisant d’individus qui ont vocalisé.

En revanche, faire bouger le groupe dans la direction voulue est une autre paire de manches. Ceux qui arrivent à le faire sont les plus dominants : hormis le « dos argenté », il peut s’agir de la femelle dominante.

Comparé aux chimpanzés, les cris des gorilles sont discrets, leur fréquence est très basse. C’est lié à leur socialité : la communauté des chimpanzés est plutôt éparse alors que les membres d’un groupe des gorilles sont proches les uns des autres. On appelle ces cris des close call. Il peut y avoir des cris plus forts, de longue distance. Ceux-ci sont émis en cas de danger ou lorsqu’un individu s’est éloigné, mais ceux qui ont été analysés sont des vocalisations de coordination. Ils sont donc très doux.

Est-ce que d’autres grands singes ont un comportement similaire ? 

C’est un type de comportement qu’on retrouve chez les macaques, les suricates, les babouins ou encore les lycaons. Des études l’ont démontré. Il y a encore bien d’autres espèces qui prennent ce genre de décision collectivement mais ce n’est très étudié. 

Ce qui est sûr c’est que, à l’échelle du groupe des hominidés, le gorille de l’Ouest est celui qui ressemble le plus à l’Homme dans ce contexte.

Comment êtes-vous parvenus à interpréter ces cris ? Quelle a été votre méthode ?

Ma doctorante Larissa Nellissen, en cotutelle avec l’Université de Neuchâtel, cosupervisée par le Prof K. Zuberbuhler, a suivi pendant 11 mois les adultes et les subadultes de trois groupes de gorilles de l’Ouest dans les aires protégées de Dzanga-Sangha, en République centrafricaine (ces aires sont gérées en collaboration avec le WWF-RCA). On s’est concentrés sur un individu focal du matin au soir et on a enregistré ses vocalisations au début et à la fin du repos.

Quand l’individu focal vocalise en premier, on voit qu’il se lève et part dans une direction. On regarde s’il est suivi par d’autres individus et on remarque qu’en cas d’échec, c’est-à-dire si les autres ne le suivent pas, il peut persister et regarder en arrière pour voir si les autres le suivent. Cette persistance montre qu’il y a bien une intention. S’il n’est pas suivi, le gorille patiente : il s’assoit, se remet à manger et va réessayer après un moment.

Ces observations nous ont amenés à constater que ce sont les individus les plus dominants dans le groupe (le dos argenté mais aussi les femelles les plus dominantes) qui ont le plus de chance d’être suivis.

  • 1

    Ils se comportent ainsi afin que les femelles quittent les mâles.

Entretien avec

Shelly Masi

Shelly Masi

Primatologue au Muséum national d'Histoire naturelle (Éco-anthropologie - UMR 7206)

Référence scientifique

Lara Nellissen, Terence Fuh, Klaus Zuberbühler, Shelly Masi, Vocal consensus building for collective departures in wild western gorillas, Proceedings of the Royal Society B (2024) https://doi.org/10.1098/rspb.2024.0597