Le courlis à bec grêle est désormais considéré éteint
Dans une récente étude, des chercheurs britanniques ont estimé que le courlis à bec grêle, un oiseau limicole migrateur, a probablement disparu… depuis près de 30 ans ! Cette triste nouvelle pour la biodiversité interroge et a le mérite de poser la question : comment déclare-t-on une espèce disparue ?
Le courlis à bec grêle, un oiseau migrateur emblématique
Le courlis à bec grêle (Numenius tenuirostris) était un limicole, un petit échassier qui appartenait à l’ordre des Charadriiformes, au même titre que les bécasses ou les jacanas. Son long bec recourbé, typique des limicoles, était particulièrement fin et étroit, ce qui lui a valu son surnom. Cette espèce, à l’aire de répartition très étendue, passait l’hiver dans les zones humides côtières du Maghreb et du Moyen-Orient et nichait dans les steppes humides de Russie centrale, ce qui lui a valu de devenir l’emblème de l’Union pour la protection des oiseaux de Russie.
Une disparition estimée probable à 96 %
Et si l’emploi du passé est de mise pour parler de ce courlis, c’est parce que, le 17 novembre 2024, dans la revue Ibis, une équipe de chercheurs britanniques a annoncé une triste nouvelle : grâce à des modèles statistiques, ils ont pu conclure que le courlis à bec grêle était désormais éteint, avec une probabilité de 96 %. Il s’agirait ainsi de la toute première extinction d'oiseau d’Europe continentale connue à ce jour.
Les chercheurs ont également estimé que la date d’extinction probable de l’espèce se situait aux alentours de 1995, année à laquelle un individu a pu être observé et photographié pour la dernière fois au Maroc. Car oui, selon les auteurs de l’étude et malgré des recherches intensives, notamment en Sibérie, aucune identification incontestable de courlis à bec grêle n’a été effectuée en près de 30 ans ! C’est d’ailleurs pour cette raison que de nombreux ornithologues soupçonnaient déjà l’espèce disparue. Mais dans ce cas, pourquoi n’a-t-elle pas été déclarée éteinte plus tôt ? « C’est la durée de vie des oiseaux (jusqu’à 20 ans) qui incite à la prudence pour ne pas faire de déclaration trop précoce », nous explique Frédéric Jiguet, ornithologue et biologiste au Muséum national d’Histoire naturelle.
Tout savoir sur les oiseaux
Disparue ou non ? Telle est la question.
Pour Benoît Fontaine, biologiste de la conservation au Muséum national d’Histoire naturelle, « on ne peut jamais être sûr d’une extinction, car il est toujours possible que le dernier individu ait échappé aux regards, si on n'a pas cherché au bon endroit ou au bon moment. » Les conservationnistes veulent éviter la Romeo error, une situation dans laquelle l’extinction d’une espèce est déclarée prématurément.
Les conséquences de cette erreur peuvent ainsi être doubles : l’annonce peut entacher la crédibilité des chercheurs qui en sont à l’origine et entraîner un arrêt des efforts de conservation de l’espèce et de son habitat. À l’inverse, l’utilisation continue de ressources pour contribuer à la protection d’une espèce déjà éteinte peut entraîner un gaspillage de moyens déjà limités, d’où l’intérêt d’établir des méthodologies fiables et objectives pour confirmer l’extinction d’une espèce.
Le saviez-vous ?
« L’erreur de Roméo » tire son nom de la pièce tragique de William Shakespeare dans laquelle le personnage de Roméo abandonne tout espoir, pensant, à tort, que sa bien-aimée Juliette s’est donnée la mort.
Il n'est d’ailleurs pas rare, en particulier chez les oiseaux, dont la durée de vie se compte en dizaine d'années, de redécouvrir des espèces que l’on pensait éteintes. On les surnomme « espèces Lazare », du nom du personnage biblique éponyme qui aurait émergé de sa tombe quatre jours après sa mort. L’océanite maori (Fregetta maoriana), un petit oiseau nichant en Nouvelle-Zélande, a été par exemple considéré éteint pendant près de 150 ans avant d’être photographié en… 2003 ! Rien d’étonnant puisqu’en dehors de sa saison de reproduction, cette espèce passe sa vie en mer, rendant son observation particulièrement ardue.
« C’est pour toutes ces raisons qu’on ne s’empresse généralement pas de déclarer une espèce éteinte, même s’il n’y a plus de doute raisonnable, ajoute Benoît Fontaine. D'ailleurs, dans la liste rouge de l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), qui est le document de référence pour comptabiliser les extinctions, le courlis à bec grêle est toujours déclaré en danger critique d’extinction (donc non éteint !), tout comme le pic à bec d'ivoire (Campephilus principalis) ou la paruline de Bachman (Vermivora bachmanii), deux espèces parmi bien d'autres dont il ne fait guère de doute non plus qu'elles ont disparu. »
Que retenir de la disparition du courlis à bec grêle ?
La disparition du courlis à bec grêle doit faire réagir : dans leur article, les chercheurs britanniques, soulignent que, bien que les causes du déclin de l’espèce ne seront peut-être jamais entièrement comprises, il est probable que sa disparition soit le résultat du drainage intensif (pour l’agriculture) des milieux humides dans lesquels elle nichait, aggravée par la pression de chasse qu’elle a subi.
L’absence de mise en place d’un programme de conservation adapté, justifié par le peu de données existantes sur l’espèce et l’incapacité de localiser ses zones de reproduction, a aussi pu favoriser son déclin. « Des travaux récents, analysant la composition chimique de plumes de spécimens conservés dans des muséums (isotopes stables) ont permis de localiser la zone de naissance, indique Frédéric Jiguet. Mais il était déjà trop tard, ces travaux ont eu lieu après les dernières observations, et n'ont pas permis de trouver sur place des courlis survivants. »
Cette disparition met également en lumière les difficultés de conservation des oiseaux migrateurs, particulièrement menacés par l’agriculture intensive et la chasse : ces espèces, de par leur spécificité, dépendent de plusieurs habitats, souvent répartis dans différents pays, soulignant l’urgente nécessité de collaborations internationales pour assurer leur protection. Aujourd'hui, parmi les huit espèces de courlis dans le monde, deux sont désormais considérées comme éteintes (Numenius tenuirostriset Numenius borealis). Et, selon la liste rouge mondiale de l'UICN, les populations des six autres espèces de courlis sont toutes en déclin…
Les oiseaux migrateurs [...] présentent un patrimoine commun et devraient être gérés comme tel, sans qu’un pays ne s’approprie le droit de les prélever au nom d’une tradition ou d’une paix sociale.
Frédéric Jiguet, ornithologue et biologiste au Muséum national d’Histoire naturelle.
Remerciements
Benoît Fontaine
Ingénieur de recherche au Centre d'Écologie et des Sciences de la Conservation (UMR 7204)
Frédéric Jiguet
Ornithologue et biologiste au Muséum national d’Histoire naturelle (Centre d'Écologie et des Sciences de la Conservation - UMR 7204)
Références scientifiques
Graeme M. Buchanan, Ben Chapple, Alex J. Berryman, Nicola Crockford, Justin J. F. J. Jansen, Alexander L. Bond, Global extinction of Slender-billed Curlew (Numenius tenuirostris), Ibis (2024) https://doi.org/10.1111/ibi.13368