La correspondance de Marie-Antoinette aux rayons X
La correspondance de Marie-Antoinette et du comte de Fersen a été soigneusement censurée. Par qui et pourquoi ?
Comment s’assurer qu’une correspondance reste secrète et qu’aucun regard indiscret ne viendra révéler nos secrets les plus intimes, sans pour autant la détruire entièrement ? En la caviardant, c’est-à-dire en dissimulant les parties compromettantes. Par exemple, sous des boucles resserrées à l’encre noire, comme celles utilisées par le censeur des lettres de Marie-Antoinette et de son ami et confident, le comte de Fersen.
Une technique qui a fait ses preuves : depuis leur publication dans la première moitié du XIXe siècle par le petit-neveu du comte de Fersen, personne n’avait réussi à lire le contenu des passages dissimulés… jusqu’à maintenant.
Les Archives Nationales détiennent depuis 1982 une partie de cette correspondance (21 lettres de Marie-Antoinette au comte de Fersen, dont 7 caviardées et 27 lettres de Fersen à Marie-Antoinette, dont 8 caviardées), écrite entre fin juin 1791 et fin juin 1792, alors que la tension politique culmine et que la famille royale est en résidence surveillée aux Tuileries.
La curiosité est grande de lire ces passages qu’on a cherché à dissimuler, les sources fiables d’informations sur la vie de Marie-Antoinette n’étant pas si nombreuses… D’autant plus que Marie-Antoinette attise encore aujourd’hui les passions !
Première phase : l’exploration technique
Lorsqu’on démarre un tel projet, il faut tout d’abord cerner la technique la plus efficace pour le document concerné : on ne choisira pas la même technique en fonction de la nature chimique des matériaux. Il s’agit dans tous les cas d’une technique d’imagerie, visant à faire ressortir uniquement l’encre originale (ayant servi à écrire la lettre) et à la séparer de l’encre de caviardage (qui recouvre la précédente). Plus les encres sont différentes, et plus il est facile de les séparer.
Malheureusement, les deux encres utilisées dans la correspondance de Marie-Antoinette sont toutes deux des encres ferrogalliques, mélanges de sulfate de fer et de tannins issus de noix de galle diluées dans de la gomme arabique. En outre, l’encre de caviardage utilisée, noire, absorbe l’essentiel de la lumière visible, empêchant d’utiliser un certain nombre de techniques optiques pour récupérer l’information sous-jacente.
Nous avons alors dû nous prêter à un jeu d’hypothèses. Est-ce que la superposition des deux encres crée une surépaisseur qu’une technique de microscopie 3D pourrait révéler ? Est-ce que la réponse thermique des encres est différente et pourrait être captée par une caméra ayant une bonne résolution temporelle ?…
Pour la correspondance de Marie-Antoinette, cette phase d’évaluation/exploration technique a duré quasiment un an !
Une technique de choix, un équipement à trouver…
Finalement, nous avons réussi à identifier une technique adaptée : la spectroscopie de fluorescence des rayons X. Connue de longue date et utilisée dans à peu près tous les domaines scientifiques, elle permet d’accéder à la composition élémentaire des objets analysés. On peut ainsi savoir quels sont les éléments chimiques présents et en quelles proportions.
Une première phase a montré que les deux encres, sous-jacente et de caviardage, n’avaient pas toujours la même composition et pouvaient présenter des différences certes peu importantes mais suffisantes pour isoler les deux matériaux. L’époque n’est pas encore à la standardisation : les recettes de fabrication et les minerais utilisés entraînent des variations de composition de la partie inorganique (les molécules organiques n’ont pas été analysées dans cette étude). Au-delà de la présence de fer, on peut ainsi trouver du cuivre, du zinc…
Mais trouver la bonne technique ne suffit pas : il faut également trouver le bon équipement. Dans notre cas, un scanner de fluorescence des rayons X. Il permet d’enregistrer un spectre en chaque point de la surface analysée, pour lequel les pics présents correspondent aux éléments chimiques. En associant une échelle de couleur à l’intensité des pics d’un élément, il est possible d’obtenir une cartographie, c’est-à-dire de visualiser la distribution de cet élément dans le document. La très petite taille des pixels (environ 100 µm ou 200 µm) permet d’avoir une résolution spatiale suffisante pour lire un texte. En revanche, le temps d’analyse est long.
Ainsi, malgré l’utilisation d’un scanner, 95 journées de scanner auront été nécessaires pour traiter une centaine de lignes caviardées, sans compter le temps de traitement de données !
Le défi des traitements de données
Car au-delà de l’aspect technique, le véritable défi scientifique concerne le traitement de données : comment faire pour séparer des matériaux à la composition très proche ?
Dans les cas simples où un élément comme le cuivre est présent dans l’encre sous-jacente et absent de l’encre de caviardage, une simple cartographie de l’élément cuivre met en évidence le texte caché.
Mais la plupart du temps, les mêmes éléments sont présents dans les deux encres et diffèrent simplement par leur proportion. On peut alors faire appel à différents traitements pour aider à la séparation de l’information : des traitements de l’image à partir des cartographies (ratio des images, seuillage…), des traitements statistiques comme l’analyse en composantes principales, ou des techniques de décomposition spectrale pour extraire la contribution de chaque matériau (des deux encres et du papier) en chaque point de la zone analysée.
D’une lettre à l’autre, les encres utilisées ne sont pas les mêmes. De légères variations peuvent même apparaître au sein d’une même lettre. Un seul et même traitement n’a donc pas permis de révéler le contenu de chaque lettre. Il a fallu choisir le plus adapté à la matérialité de la lettre (voire du mot) ainsi que les nombreux paramètres qui lui sont associés. Un vrai travail de fourmi, qui s’est révélé payant : au final, les passages caviardés de 8 lettres sur les 15 du corpus ont pu être lus. Malgré tous les efforts déployés, les 7 autres sont restés impénétrables.
Que nous révèlent ces passages ?
Les textes masqués appartiennent au registre des sentiments (bien-aimé, tendre ami, adorer, à la folie), comme en témoignent ces deux courts extraits, retranscrits tel quels :
J’ai pleuré de ce que vous voulé passer l’hyver à Bruxelles. Comptez, mon bien aimé, que mon coeur sent bien tout ce que vous faites pour moi, mais ceci seroit trop exiger, je n’ai nul inquiétude je ne dois point en avoir, vous êtes trop aimant, trop parfait pour moi pour que je puisse avoir des craintes, ne vous privé donc pas du plaisir de voir vos parents, votre père sera peut-être fâché et Sophie m’en voudra j’avoue qu’après la perte votre amour c’est l’idée que je supporterois le moins.
Lettre de Marie-Antoinette au comte de Fersen, datée du 26 septembre 1791
[…] je puis vous dire, ma bien tendre et chère amie, combien je vous aime, c’est le seul plaisir que j’ai […], votre situation doit être horrible et qu’allons-nous devenir, ma tendre amie, songeons-y, sans vous il n’est point de bonheur pour moi l’univers n’est rien sans vous. Le roi de Suède m’a voulu donner la place de grand maitre et un régiment d’hussards, j’ai tout refusé, je ne veux pas être lié, vous voir, vous aimer et vous consoler c’est tout ce que je désire.
Lettre du comte de Fersen à Marie-Antoinette, datée du 10-12 octobre 1791
Ces passages témoignent ainsi d’une relation intime qui, pour le comte de Fersen, n’avait pas encore été attestée. Attention cependant : aussi tentant que cela puisse l'être, ces passages ne permettent pas de trancher définitivement quant à la nature véritable de leurs sentiments, l’interprétation des textes étant toujours sujette à caution.
Pour les historiens, il s’agit surtout de restaurer l’intégrité de cette correspondance et de reconstituer l’histoire chaotique de son élaboration et de sa transmission. Il s’agit en effet d’un témoignage précieux d’une époque troublée, et de la manière dont les événements politiques tragiques exacerbent les sentiments, notamment dans les écrits personnels, ici dans ces passages caviardés. Il est également intéressant de noter comment s’entremêlent aspects intimes et questions purement politiques : les lettres mêlent effusions sentimentales (qui sont expurgées), commentaires sur l’actualité et considérations politiques.
Qui est l’auteur du caviardage ?
Dans ce corpus, très peu de lettres sont de la main de Marie-Antoinette. À cette époque, réaliser des copies des lettres envoyées ou reçues est une pratique courante (notamment à des fins d’enregistrement, de conservation et de traçabilité de l’intégralité des échanges). Le copiste aurait ainsi pu vouloir archiver le contenu de cette correspondance sans pour autant y associer la main de la Reine (ce qui aurait pu représenter un risque politique pour elle). Ici, la main et donc l’encre de la plupart des lettres sont celles de Fersen.
Or, il existe une proximité quasi systématique entre la composition de l’encre utilisée par Fersen pour écrire ses brouillons ou pour recopier les lettres de la reine et l’encre de caviardage utilisée sur d’autres lettres. Une lettre présente même un passage ajouté de la main de Fersen, au-dessus d’un passage caviardé, et avec l’encre de caviardage. Autrement dit, il semble que Fersen lui-même ait caviardé les passages les plus compromettants des lettres quelques semaines ou quelques mois après les avoir écrites. Le comte aurait ainsi voulu conserver cette correspondance, pour des raisons sentimentales ou pour des raisons politiques afin de s’en servir pour défendre la famille royale, tout en conservant son honneur et celui de la Reine.
Pendant plusieurs mois, il semble que la composition des encres utilisées par Fersen change beaucoup (peut-être a-t-il des difficultés d’approvisionnement ?), les encres sous-jacentes et de caviardage ont donc des compositions différentes. À partir du mois de décembre 1791, la composition des encres semble ne plus évoluer, ce qui explique que les traitements n’aient pas abouti pour les 7 dernières lettres : les deux encres sont identiques.
Éloge de la lenteur
Marie-Antoinette et le comte de Fersen ont tout fait pour garder secrète leur correspondance : encre sympathique, cryptage, caviardage… Cette dernière technique a fonctionné pendant plus de deux cents ans, mais une partie de ces messages cachés peut finalement être lue. Il faut parfois savoir prendre son temps pour répondre aux énigmes de l’Histoire !
Notre travail permet ainsi de découvrir une autre facette de ces personnages historiques, dans un registre intime et loin du monde de la représentation politique. Mais également de se rappeler, par la lecture des passages non caviardés, des enjeux politiques de l’époque.
Si l’attrait de la relation amoureuse a pu amener de nombreux lecteurs à lire cet article jusqu’ici, peut-être cela lui permettra-t-il, par la lecture de cette correspondance enfin restituée dans son intégralité, d’appréhender le personnage de Marie-Antoinette différemment : non pas un personnage superficiel et frivole telle qu’on se le représente encore souvent, mais une personne complexe, reine, mère, amante, ayant des convictions politiques (même si on ne les partage en rien) et qui tente d’agir en ces temps de crise.
Anne Michelin, Maître de conférences du Muséum national d'histoire naturelle, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.