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Exploiter ou préserver les fonds marins ?
La communauté internationale est confrontée à un choix crucial concernant l’exploitation minière en haute mer : devons-nous protéger la biodiversité encore largement inconnue des grands fonds marins, ou entreprendre l’extraction de minerais qui pourrait endommager de manière irréversible cet écosystème encore préservé ? Les membres de la Consultation mondiale sur les Grands Fonds Marins appellent, lors de l’événement SOS Océan, à la mise en place d’un moratoire de 10 à 15 ans.
Une commission internationale
Les 30 et 31 mars 2025, Paris accueillait "SOS Océan", un événement international avec scientifiques, défenseurs de l'océan, décideurs politiques et leaders d'opinion du monde entier. Cet événement avait pour objectif d'appeler à un plan d'action ambitieux afin de répondre aux défis majeurs autour de l'océan, et de préparer la Conférence des Nations unies sur l'Océan (à Nice, en juin 2025). Fin 2023, une consultation internationale de scientifiques a donc commencé un travail de synthèse autour des graves risques pris si l'exploitation des grands fonds marins était autorisée. Bruno David, ancien Président du Muséum national d'Histoire naturelle, et Françoise Gaill, co-responsable de Toward IPOS, étaient en charge de cette commission de 18 membres.
Les grands fonds marins, des milieux méconnus

Anémone sur des nodules de manganèse, dans les grands fonds marins
CC BY 4.0 ROV-Team, GEOMARLes grands fonds marins, vaste monde plongé dans l’obscurité, abritent certaines des espèces et des processus biologiques les plus inattendus de la planète. L’exploration scientifique révèle progressivement que les habitats profonds abritent des animaux uniques, tels que des requins luminescents, des poissons à tête transparente, des crabes yétis recouverts de bactéries, des gastéropodes à armure métallique, ainsi que des coraux et des éponges millénaires.
En plus d’héberger des milliers d’espèces fascinantes, les grands fonds marins et leur faune jouent un rôle crucial dans des fonctions essentielles à la vie sur Terre comme la synthèse et le stockage du carbone, ainsi que le cycle de l’oxygène et des nutriments. Ces processus et leur fonctionnement sont aujourd’hui essentiels au maintien des équilibres de notre planète.
Exploiter ces zones méconnues reviendrait à polluer, acidifier et réchauffer les eaux de surface, à détruire des habitats déjà très fragiles dans lesquels vivent des espèces uniques, modifier les routes de migration de certains animaux (dont les mammifères marins) ou encore transformer à long terme des écosystèmes entiers. Les espèces non découvertes disparaîtraient avant même qu’on les connaisse, et de nombreuses fonctions écologiques et de biodiversité seraient anéanties. Enfin, cette exploitation provoquerait sans doute l’émergence de conflits avec les communautés dépendantes de la pêche, et avec les peuples autochtones.

Étoile de mer sur des nodules dans les grands fonds marins
CC BY 4.0 ROV-Team, GEOMAR
Éponge de mer sur des nodules de manganèse dans les grands fonds marins
CC BY 4.0 ROV-Team, GEOMARPourquoi veut-on exploiter ces espaces inconnus ?
Au fil de découvertes réalisées depuis plus d’un siècle, trois types d’écosystèmes des grands fonds marins ont été identifiés comme des sources potentielles de métaux. Celles-ci concernent, entre autres, du cobalt, du cuivre, du manganèse, du nickel et des terres rares. Pour autant, à mesure que les pays avancent dans leurs transitions numérique et énergétique, la demande pour ces ressources devrait augmenter considérablement. Dans ce contexte, certaines entreprises privées soutiennent que l’exploitation minière terrestre, et les futurs plans de recyclage, ne suffiront pas à eux seuls à répondre à cette demande croissante.
Les nodules polymétalliques sur les plaines abyssales suscitent donc aujourd’hui un intérêt économique immédiat : ils seraient des ressources premières pour faciliter la création de technologies à faibles émissions, et donc utiles à la transition écologique. Pour autant, aller exploiter ces ressources reviendrait à détruire le milieu dans lequel elles se trouvent.
Si, à l’échelle commerciale, les technologies d’extraction restent peu développées et limitées à quelques tests à petite échelle lors des campagnes d’exploration, certains États et entreprises privées font pression pour un calendrier accéléré visant à établir des réglementations d’ici la fin de 2025. Cette urgence a fait de l’exploitation minière en eaux profondes un point focal dans les domaines des sciences de l’océan, du droit, de la gouvernance et de la géopolitique.
À première vue, l’exploitation minière en eaux profondes peut sembler pleine de promesses, mais cette perception est trompeuse car cette initiative entraînerait plutôt des conséquences environnementales et socio-économiques potentiellement dévastatrices. Créer une nouvelle industrie minière dans les grands fonds marins serait un saut dans l’inconnu. Bien qu’elle puisse offrir des ressources minérales supplémentaires, elle risque de déclencher une crise en cascade, en endommageant les écosystèmes marins et les fonctions de l’océan mondial, intrinsèquement liées au climat. L’interconnexion entre écosystèmes marins signifie que les perturbations pourraient entraîner des conséquences de grande envergure sur les processus environnementaux, avec des retombées sur la stabilité socio-économique et les cadres juridiques des États comme sur les dynamiques géopolitiques.
Faut-il donc vraiment produire des énergies vertes en détruisant un espace encore préservé de la planète ? Les analyses scientifiques concluent que certains impacts pourraient persister pendant des décennies, voire des siècles, et d’autres plus longtemps encore. La transition énergétique peut probablement être réalisée grâce à des pratiques d’économie circulaire, une consommation réduite, un recyclage amélioré, de nouvelles technologies de batteries et des investissements dans une exploitation minière responsable à terre, plutôt que par cette exploitation.
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Les nodules de manganèse sont l'habitat de nombreuses formes de vie
CC BY 4.0 ROV-Team, GEOMARL’humanité a le devoir de protéger et préserver les grands fonds marins pour leur valeur intrinsèque et leur rôle crucial dans le maintien de la vie sur Terre. La conservation, la recherche scientifique, les droits humains et la santé de la Planète doivent passer avant les intérêts économiques à court terme. Par ailleurs, l’exploitation minière des grandes profondeurs manque de légitimité sociale, car la société civile, et notamment les peuples autochtones et les communautés locales, n’ont pas été suffisamment consultés pour recueillir leur consentement.
C’est pourquoi la Consultation mondiale sur les Grands Fonds Marins recommande un moratoire sur l’exploitation minière en eaux profondes pendant au moins 10 à 15 ans, ou jusqu’à ce que des connaissances suffisantes soient disponibles pour prendre des décisions éclairées. Les scientifiques appellent ainsi :
à ce que les principes de précaution et de non-nuisance prévalent tant que les connaissances font défaut ;
à l’investissement dans la mise en œuvre de modèles économiques circulaires, ainsi que dans les innovations technologiques afin d’accélérer la transition énergétique ;
à l’institution d’une pause de précaution permettant de disposer du temps nécessaire afin de répondre, sur des bases scientifiques rationnelles, à des questions cruciales autour de l’océan profond et de son exploitation.
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