« Balkanatolie » : le continent disparu pour la migration de la faune asiatique vers l’Europe

Il y a environ 40 millions d’années, un continent a servi de pont pour la faune asiatique pour s’installer en Europe.

Durant l’Éocène (il y a 55 à 34 millions d’années), l’Europe occidentale et l’Asie orientale formaient deux masses terrestres distinctes avec des faunes de mammifères très différentes : les forêts européennes abritaient une faune endémique avec, par exemple, des périssodactyles paléothères (groupe éteint lointainement apparenté aux chevaux actuels, mais qui ressemblait davantage à nos tapirs), des primates adapidés, des choeropotames et anaplothères (lointainement apparentés aux cochons et vaches actuels), alors que l’Asie était peuplée de faunes plus cosmopolites comprenant les familles de mammifères que l’on trouve aujourd’hui sur ces deux continents.

Ce dualisme est bouleversé il y a 34 millions d’années, au tout début de l’Oligocène, qui est une période de changement climatique global durant laquelle on passe d’une Terre dite « greenhouse » chaude à la Terre dite « Icehouse » que nous connaissons aujourd’hui. Cet épisode de changement climatique est créé par la première glaciation de l’Antarctique qui suit une longue période de chute du CO2 atmosphérique. Le refroidissement global, estimé à environ 5 °C et associé à une grande chute du niveau marin, provoque un bouleversement des écosystèmes et des connexions terrestres entre continents.

La « Grande Coupure »

La plupart des mammifères endémiques européens se sont alors éteints conjointement à l’apparition en Europe occidentale d’un grand nombre de taxons provenant d’Asie. Ce renouvellement majeur de la faune ouest européenne fut nommé en 1909 « Grande Coupure » par le paléontologue bâlois H.G. Stehlin, un terme qui est toujours largement utilisé de nos jours, même en dehors du monde francophone. Cette arrivée brutale de mammifères asiatiques au début de l’Oligocène est un évènement majeur dans l’histoire des faunes de l’Ancien Monde. Cependant, des fossiles trouvés dans les Balkans indiquent la présence de mammifères asiatiques dans le sud de l’Europe bien avant la Grande coupure, suggérant une colonisation plus précoce.

Notre découverte de nouveaux fossiles en Anatolie Centrale et la réévaluation d’anciens fossiles disponibles dans les Balkans, certains remontant au XIXe siècle, révèlent que durant une grande partie de l’Eocène, la région correspondant aux Balkans et à l’Anatolie actuels était dotée d’une faune terrestre homogène, mais distincte de celles de l’Europe et de l’Asie orientale.

Cette faune exotique unique comprenait des marsupiaux d’affinités sud-américaines, des embrithopodes (de gros mammifères herbivores ressemblant à des hippopotames) auparavant restreints au continent africain, des primates probablement arrivés par rafting sur des débris végétaux, et des ongulés primitifs proches de formes européennes connues exclusivement au paléocène (66-56 Ma). En revanche, cette faune endémique est dépourvue de rongeurs, carnivores, perissodactyles ou artiodactyles, des mammifères abondants et diversifiés dans l’Eocène d’Eurasie. Une grande partie de notre travail de terrain ces dernières années a consisté à documenter cette faune.

Carte de la Balkanatolie - Couleurs foncées : terres émergées ; couleurs pâles : plancher continental.

Carte de la Balkanatolie - Couleurs foncées : terres émergées ; couleurs pâles : plancher continental.

© A. Licht - G. Métais

L’ensemble de ces informations permet d’ébaucher l’histoire d’un troisième continent eurasiatique, coincé entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, et dénommé « Balkanatolie ». Isolé de l’Eurasie continentale pendant l’Éocène précoce et moyen, il formait alors une masse continentale à faible topographie, oscillant entre continent-île et archipel au gré du niveau marin, où prospéraient des mammifères endémiques et archaïques. Cette faune endémique a une histoire encore inconnue : on pense que le continent Balkanatolie s’est formé très tôt, peut-être dès le Crétacé supérieur (-70 Ma), mais cette histoire reste encore à écrire. La Balkanatolie peut être comparée à l’archipel indo-australien actuel, dont la faune est considérablement différente de l’Asie continentale malgré les courts détroits qui les séparent (cette séparation suit la fameuse ligne de Wallace, dédiée à son découvreur, le naturaliste Alfred Russel Wallace). Cette analogie vaut également au niveau géologique puisque l’archipel indo-australien est constitué de plusieurs blocs continentaux caractérisés par des écosystèmes particuliers et séparés par des bassins océaniques étroits et profonds.

Un nouveau site, riche en fossiles

Morceau de fossile dans une motte de terre.

Fossile d’ongulé de la localité de Büyükteflek, Turquie

© A. Licht - G. Métais

Notre découverte en Turquie d’une nouvelle localité fossilifère (Büyükteflek) datée de 38 à 35 millions d’années et livrant des mammifères d’affinités clairement asiatiques, les plus vieux connus à ce jour en Anatolie, éclaire l’histoire du continent balkanatolien. Il s’agit de fragments de mâchoires ayant appartenu à des animaux ressemblant à de gros rhinocéros, les brontothères, qui se sont éteints à la fin de l’Eocène.

Des restes d’un petit rhinocéros gracile hyracodonte d’origine asiatique ont également été trouvés. L’arrivée de taxons asiatiques en Balkanatolia entre 40 et 35 millions d’années marque à la fois la fin de l’endémisme des faunes balkanatoliennes et une étape préliminaire de la Grande Coupure. Nous pensons que l’arrivée de mammifères asiatiques en Balkanatolie fut conditionnée par des changements géographiques qui eurent lieu en Anatolie orientale et dans le Caucase durant l’Eocène moyen/supérieur, certainement liés à la fermeture de l’océan Néotethys et au soulèvement de la région suite à la collision avec la marge continentale asiatique.

Ces bouleversements géographiques ouvrent la voie aux mammifères qui coloniseront l’Europe il y a 34 millions d’années, en passant par la Balkanatolie. Nous pensons donc que la Balkanatolie a joué le rôle de sas entre Asie et Europe lors de la dispersion des mammifères. L’arrivée des faunes invasives asiatiques et le changement climatique associé à la glaciation antarctique ont ensuite précipité le déclin des faunes endémiques balkanatoliennes puis européennes.

Grégoire Métais, Paléontologue, Centre National de la Recherche Scientifique, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Alexis Licht, Chercheur CNRS - géologue, Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. Article publié le 4 avril 2022.

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