Recherche scientifique

Première étude de l’aire de Broca chez les Hommes fossiles

Une équipe composée de paléoanthropologues spécialistes de l’évolution du cerveau (1) impliquant le CNRS, le Muséum national d’Histoire naturelle, Inria, l’université de Columbia (New York, USA) et le Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren (Belgique) a mené une analyse comparative chez les Hommes actuels, les grands singes africains et des Hommes fossiles. L’étude, publiée dans le Journal of Human Evolution, démontre un même type d’asymétrie d’une zone impliquée dans le langage, l’aire de Broca, chez les bonobos, les Hommes actuels et les homininés fossiles. Ceci indique que le dernier ancêtre commun aux grands singes africains et aux Hommes actuels avait aussi un cerveau asymétrique, et modifie notre compréhension des capacités cognitives des Hommes préhistoriques.

Les asymétries du cerveau humain suscitent l’intérêt des scientifiques depuis 150 ans en raison de leurs possibles relations avec la latéralisation manuelle, le langage et les capacités cognitives. L’aire de Broca a d’ailleurs été la première à être reconnue comme une aire fonctionnelle liée au langage par Paul Broca dans les années 1860. Il n’est évidemment pas possible d’effectuer des analyses fonctionnelles sur les Hommes fossiles, ni d’étudier l’intérieur du cerveau. Par ailleurs, les endocrânes (2) sont difficiles à étudier et surtout à mesurer. En particulier, la troisième circonvolution frontale, où se situe l’aire de Broca, n’avait jamais pu être quantifiée auparavant chez les Hommes préhistoriques.

Une fois quantifiées, ces asymétries neuroanatomiques montrent un schéma différent de ce qui était auparavant décrit sur la base de données qualitatives. Les résultats invalident ainsi la discontinuité reconnue entre les grands singes et les homininés (3), puisque des asymétries de forme sont présentes chez les bonobos, avec un schéma similaire à celui des Hommes actuels. Les chimpanzés (Pan troglodytes) sont différents des bonobos (Pan paniscus) et des homininés. Surtout, nous observons une augmentation de la taille de la troisième circonvolution frontale entre les grands singes et l’Homme, ainsi qu’au cours de l’évolution humaine. Cette zone est en fait plus étendue sur le côté droit du cerveau et plus compacte du côté gauche, donnant l’impression d’un relief plus marqué à gauche de « l’aire de Broca ».

Implications pour la connaissance de l’évolution du cerveau et du comportement des homininés fossiles

Ces résultats montrent que chimpanzés et bonobos ont des différences de schéma d’asymétrie au niveau de la troisième circonvolution frontale. Le schéma observé chez les bonobos est aussi celui des homininés, indiquant la présence de ce type d’asymétrie depuis très longtemps au cours de l’évolution des primates, au moins depuis le dernier ancêtre commun des bonobos et des Hommes. La particularité des chimpanzés indique probablement une évolution propre et illustre la plasticité du cerveau.

Nous observons ainsi un même type d’asymétrie de « l’aire de Broca » chez tous les homininés et les bonobos, ainsi qu’une augmentation de la taille de cette zone au cours de l’évolution humaine. Il n’est évidemment pas possible de faire des hypothèses sur la présence du langage chez les hommes fossiles uniquement en se basant sur la forme du cerveau. Toutefois, notre étude révèle que la latéralisation du cerveau au niveau des lobes frontaux, qui semble être un caractère essentiel pour l’apparition du langage, est probablement présente chez tous les homininés.

Illustration en haut de page : protocole utilisé pour quantifier « l’aire de Broca », exemple pour Cro-Magnon 1 (le crâne et l’endocrâne de chaque spécimen sont reconstruits virtuellement en 3 dimensions grâce à des données d’imagerie, puis des points repères sont positionnés sur ces surfaces pour mesurer la position relative de points sur les lobes frontaux).

Notes

(1) Antoine Balzeau est chargé de recherche au CNRS (Muséum national d'Histoire naturelle/CNRS) ; Emmanuel Gilissen est conservateur des collections de mammifères du Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren, Belgique, et assistant en histologie à l’Université Libre de Bruxelles ; Ralph Holloway est professeur au département d’anthropologie, Columbia University à New York ; Sylvain Prima est chercheur à Inria, l’INSERM et à l’université de Rennes 1 ; Dominique Grimaud-Hervé est professeur en paléoanthropologie du Muséum national d'Histoire naturelle (UMR 7194 Muséum national d'Histoire naturelle/CNRS).

(2) L’endocrâne correspond à l’ensemble des empreintes laissées par l’encéphale et ses enveloppes méningées sur la surface interne du crâne, et constitue ainsi le seul matériel disponible pour étudier la forme du cerveau, qui ne se conserve pas, chez les homininés fossiles.

(3) Les homininés regroupent tous les Hommes préhistoriques et actuels et ont comme caractéristique commune la bipédie. Les hominidés réunissent les homininés et les grands singes (chimpanzés, bonobos, gorilles et orang-outans).

Référence

Balzeau A., Gilissen E., Holloway R.L., Prima S., Grimaud-Hervé D. : Variations in size, shape and asymmetries of the third frontal convolution in hominids: paleoneurological implications for hominin evolution and the origin of language. Journal of Human Evolution. Sous presse.

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